"La Maison et le Monde" de Rabindranath Tagore

Publié le par Michel Sender

"La Maison et le Monde" de Rabindranath Tagore

« Ma mère, aujourd’hui me revient à la mémoire la trace de vermillon ( 1) qui marquait la raie de votre chevelure, le sari (2) que vous portiez, avec sa large bordure rouge, et vos yeux, ces yeux si beaux, si profonds, si paisibles. Ils ont éclairé pour moi le voyage de la vie, comme la première lueur de l’aube, et m’ont donné un viatique d’or à porter tout le long de ma route.

 Le ciel qui verse la lumière est bleu, et le visage de ma mère était sombre ; mais elle avait l’éclat de la sainteté, et sa beauté eût fait honte à la vanité des plus belles.

Chacun dit que je ressemble à ma mère. Dans mon enfance, j’en étais offensée ; je m’irritais contre mon miroir ; il me semblait que l’injustice de Dieu enveloppait mon corps, que mes traits obscurs n’étaient pas mon dû, et qu’ils m’avaient été donnés par erreur. Il ne me restait qu’à demander à mon Dieu, en réparation, la grâce de devenir « le modèle de ce qu’une femme doit être », selon la parole d’un poète épique.

Quand je fus demandée en mariage, un astrologue qui consulta ma paume dit :

— Cette jeune fille porte les signes favorables : elle doit être une femme parfaite.

Et les femmes qui l’entendaient s’écrièrent :

— Assurément, car elle ressemble à sa mère. » [*]

     (1) Signe de l’état d’épouse, et symbole de tout le respect que cet état commande.

(2) Le sari est le costume national de la femme indoue.

 

La Maison et le Monde (« Dedans Dehors », selon son titre original bengali), traduit en anglais par son neveu Surendranath Tagore puis en français par Frédéric Roger-Cornaz (futur traducteur de L’Amant de Lady Chatterley de David Herbert Lawrence), reste un des romans les plus symptomatiques du grand écrivain indien Rabindranath Tagore, Prix Nobel de Littérature 1913.

Très engagé contre le colonialisme, le livre décrit les ravages de la partition du Bengale commencée en 1905 et provoquant, en riposte, la campagne du Swadeshi (le boycott des produits anglais) puis des conflits violents entre hindous et musulmans.

Le Swadeshi ou Bande Mataram (« Salut Mère ») réunit le Rajah Nikhil, riche dignitaire et bienfaiteur du mouvement, et son jeune ami Sandip, fervent propagandiste qui réside chez lui.

Mais très vite nous allons comprendre que, tandis que Nikhil, très humaniste et soucieux des intérêts du peuple, même s’il développe à ses frais des fabriques de textiles locaux qui n’arrivent pas à concurrencer les manufactures britanniques, reste d’un nationalisme modéré et pragmatique, Sandip, lui, se révèle extrêmement intransigeant et manipulateur.

Surtout, dans son opposition sourde à Nikhil, Sandip se sert outrageusement d’une certaine attirance qu’éprouve pour lui et ses idées Bimala, la jeune épouse de Nikhil.

Cette dissension dans le couple nous apparaît d’autant plus cruelle que Nikhil aime sincèrement sa femme et fait tout, dans une conception moderne et progressiste de l’émancipation, pour lui ouvrir des portes et la laisser devenir libre et indépendante.

Nous suivons aussi toutes les étapes de l’histoire de ces trois personnages principaux à travers les récits, dans une composition polyphonique du livre, que nous donne chacun d’eux.

Et alors éclate essentiellement la beauté des sentiments, avec ses contradictions et ses remords, qu’éprouve Bimala, ainsi que la bonté et le pacifisme confondant de Nikhil, face aux lâchetés de Sandip et aux graves difficultés engendrées par la situation  politique de l’Inde…

Dans La Maison et le Monde Rabindranath Tagore a ainsi réuni, en un ensemble harmonieux et subtil, à la fois sa conception poétique de l’amour, la philosophie spirituelle qu’il recherchait dans l’existence et l’investissement social et pédagogique qui sera toujours une de ses constantes préoccupations.

 

Michel Sender.

 

[*] La Maison et le Monde (Ghare Baire, 1915 ; The House and the World, 1919) de Rabindranath Tagore, traduit de l’anglais par Frédéric Roger-Cornaz [Payot, 1921], collection « Prismes », éditions Payot, Paris, 1986 ; 244 pages.

"La Maison et le Monde" de Rabindranath Tagore

Réédité en Petite Bibliothèque Payot, La Maison et le Monde fait également partie des Œuvres de Rabindranath Tagore de la collection « Quarto » chez Gallimard.

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