"Les Enfants du Paradis" de Marcel Carné et Jacques Prévert

Publié le par Michel Sender

"Les Enfants du Paradis" de Marcel Carné et Jacques Prévert

« Jéricho : ‘Chand d’habits !...

L’aboyeur : Entrez ! La vérité est ici. Entrez ! Venez la voir et quand vous l’aurez vue vous y penserez le jour, vous en rêverez la nuit. Entrez ! Simplement vêtue d’elle-même, elle se présente à tous dévoilée. Entrez, Messieurs, entrez. On ne paye qu’en sortant. N’hésitez pas, Messieurs, c’est un spectacle voluptueux, audacieux et troublant ! Un spectacle pour ceux qui n’ont pas les yeux dans leurs poches, pour ceux qui savent apprécier la beauté. Entrez, Messieurs, entrez, entrez ! Venez voir la vérité… » [*]

 

Or, dès ces dernières paroles, on aperçoit Garance (Arletty), dans un puits, nue jusqu’aux épaules, se regardant dans un miroir… ce qui lui fait dire, quelques minutes plus tard, face à Lacenaire, que, le puits, c’est fini : « Oui, la clientèle devenait très difficile. Vous comprenez… la Vérité seulement jusqu’aux épaules, ils étaient déçus ! »

Tout un programme, où l’on reconnaît la gouaille intelligente de Jacques Prévert qui, tout au long du film, distille ses phrases d’anthologie, à commencer, sur le Boulevard du Crime, par le premier dialogue entre Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) et Garance se terminant par sa remarque moqueuse : « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment “comme nous” d’un aussi grand amour. »

Dès l’abord, on comprend que Les Enfants du Paradis, par ses deux auteurs, Marcel Carné et Jacques Prévert, qui ont œuvré ensemble à l’établissement du scénario (Marcel Carné par ses recherches historiques et Jacques Prévert par l’écriture), par ses acteurs (Arletty, Pierre Brasseur, Marcel Herrand, Louis Salou, Pierre Renoir, Jean-Louis Barrault ou Maria Casarès) et par tous ses talents réunis, va être un très grand film.

Et il l’est, par cette conjonction de participations magnifiques, en dehors des personnages principaux, d’une pléiade de rôles secondaires (souvent issus du groupe Octobre) tenus par exemple par Fabien Loris (Avril, le compagnon assidu de Lacenaire, formant avec lui un couple discrètement homosexuel), Étienne Decroux (Anselme Deburau, un des pères de la pantomime, par celui qui dans la réalité fut le professeur de Jean-Louis Barrault et de Marcel Marceau) ou Gaston Modot (Fil de Soie, un mendiant faux aveugle accompagné d’un perroquet).

Après le Moyen-Âge des Visiteurs du soir, Carné et Prévert ont fait le choix de la première moitié du XIXe siècle du Paris des Grands Boulevards et de ses théâtres (Les Funambules de Deburau ou les Folies-Dramatiques pour L’Auberge des Adrets et Robert Macaire incarné par Frédérick Lemaître) et la floraison des tréteaux extérieurs, dans un déluge de costumes d’époque réalisés par Antoine Mayo et par la reconstruction entièrement en studio du boulevard du Temple, grâce aux décors d’Alexandre Trauner, Léon Barsacq et Raymond Gabutti, le boulevard servant de lieu d’ouverture du film ainsi que de celui de sa conclusion, dans un délire de carnaval.

Ils font revivre ainsi un Paris populaire, symbolisé d’ailleurs par le public du « paradis » (le poulailler) des théâtres (« Et quel public ! déclare le directeur joué par Marcel Pérès. Il est pauvre, bien sûr, mais il est en or, mon public »et par la foule des grands jours. Jacques Prévert en profite pour régler ses comptes avec les administrateurs et les auteurs officiels d’alors (la grande scène où Frédérick Lemaître-Pierre Brasseur, vibrionnant et goguenard, les ridiculise) et se fait plaisir en intégrant dans l’histoire la figure de Pierre-François Lacenaire (interprété par un Marcel Herrand majestueux et ambigu), authentique truand mort sur l’échafaud, mais aussi une personne recherchée et élégante qui se pique de poésie et de littérature.

On retrouve aussi une des atmosphères loufoques, par exemple celle de Drôle de drame et de son « tueur de bouchers », chères à Marcel Carné et Jacques Prévert, mais surtout il y a, encore et toujours, comme dans Le Quai des brumes, la recherche de l’amour fou.

Un amour fou et absolu représenté par celui de Garance (une Arletty mystérieuse et libre) et de Baptiste (un Jean-Louis Barrault lunaire) qui écrase tout autour d’eux, notamment leurs partenaires malheureux, Nathalie-Maria Casarès, lumineuse mais incomprise et malaimée, et le comte Édouard de Montray-Louis Salou, personnage aristocratique dépassé par les événements…

Les Enfants du Paradis, dont on sait par ailleurs qu’il fut conçu et réalisé pendant la période de l’Occupation dans des difficultés matérielles et humaines importantes (Alexandre Trauner, pour les décors, et Joseph Kosma, pour la musique, travaillèrent dans la clandestinité), fascine absolument et nous émerveille par sa beauté irradiante.

 

Michel Sender.

 

[*] Les Enfants du Paradis (1945) de Marcel Carné et Jacques Prévert, sous la direction de Gérard Vaugeois avec Danielle Vallion et Michel Marie, travaux photographiques effectués par Daniel Delisle, préface de Didier Decoin, collection « Bibliothèque des Classiques du Cinéma », éditions Balland, Paris, 4e trimestre 1974 ; 416 pages, 79 F (relié-cartonné sous jaquette).

"Les Enfants du Paradis" de Marcel Carné et Jacques Prévert

Les Enfants du Paradis est actuellement diffusé sur Netflix, intégralement et dans une version restaurée redonnant toute la brillance du son et de l’image du film d’origine, longtemps diffusé à la télévision dans d’anciennes copies et des formats modifiés.

Publié dans Littérature

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