"Michel Strogoff" de Jules Verne
« Sire, une nouvelle dépêche.
— D’où vient-elle ?
— De Tomsk.
— Le fil est coupé au-delà de cette ville ?
— Il est coupé depuis hier.
— D’heure en heure, général, fais passer un télégramme à Tomsk, et que l’on me tienne au courant.
— Oui, Sire », répondit le général Kissoff.
Ces paroles étaient échangées à deux heures du matin, au moment où la fête, donnée au Palais-Neuf, était dans toute sa magnificence.
Pendant cette soirée, la musique des régiments de Préobrajensky et de Paulowsky n’avait cessé de jouer ses polkas, ses mazurkas, ses scottischs et ses valses, choisies parmi les meilleures du répertoire. Les couples de danseurs et de danseuses se multipliaient à l’infini à travers les splendides salons de ce palais, élevé à quelques pas de la « vieille maison de pierres », où tant de drames terribles s’étaient accomplis autrefois, et dont les échos se réveillèrent, cette nuit-là, pour répercuter des motifs de quadrilles. » [*]
À l’époque où son éditeur, Pierre-Jules Hetzel (qui signait P.-J. Stahl) avait publié dans Le Temps son adaptation de la Maroussia de Marko Vovtchok (voir ce blog le 28 janvier 2022), Jules Verne, en contact avec Ivan Tourgueniev et le Prince Orloff, travailla à son Michel Strogoff qui parut à Paris dans Le Magasin d’Éducation et de Récréation puis en volume fin 1876.
Dans la pleine maturité de son œuvre commencée en 1863 avec Cinq Semaines en Ballon et qui comprenait déjà, excusez du peu, notamment Voyage au centre de la Terre, De la Terre à la Lune, Les Enfants du capitaine Grant, Vingt Mille Lieues sous les mers, Le Tour du monde en quatre-vingts jours ou L’Île mystérieuse, avec Michel Strogoff Jules Verne poursuit l’accumulation de ses Voyages extraordinaires.
Cette fois-ci, il imagine un immense parcours de « cinq mille deux cents verstes (5 523 kilomètres) », de Moscou à Irkoutsk (c’est-à-dire une grande traversée de la Russie), confié à un de ses « courriers » (Le Courrier du Czar fut le premier titre du livre) pour transmettre un message confidentiel du tsar à son frère, le Grand-Duc de Russie, menacé par la révolte dissidente ouverte par le traître Ivan Ogareff allié au Tartare Féofar-Khan et qui fracture l’unité de l’Empire.
La mission est revenue à un vigoureux Sibérien natif de Tomsk où réside encore sa mère, Michel Strogoff, qui, pour préserver sa sécurité, voyagera sous un nom d’emprunt, « Nicolas Korpanoff », se faisant passer pour un simple négociant, parti de Moscou mais regagnant Irkoutsk, son lieu d’habitation.
Le voyage s’avère difficile et périlleux parce que certaines provinces sont occupées par les rebelles et que les communications ont été coupées entre la capitale et Irkoutsk où s’est réfugié le Grand-Duc.
Sur cet itinéraire, Michel Strogoff va rencontrer une jeune femme, Nadia Fédor, Livonienne originaire de Riga, fille d’un médecin exilé en Sibérie, elle-même très vaillante et en chemin pour le rejoindre. Tous deux décident, dans l’adversité, de paraître ensemble comme frère et sœur et, très vite, leur accord se révèle parfait et harmonieux malgré une brève séparation et les aléas du parcours.
Car, bien sûr, Jules Verne a imaginé des embûches terribles et des situations cornéliennes entre un fils et sa mère, un traitre évidemment terrifiant, Ivan Ogareff, avec sa comparse Sangarre tout aussi mauvaise que lui, et une cruelle condamnation touchant son héros principal rendu aveugle mais qui poursuit malgré tout sa tâche vers sa destination finale, aidé par Nadia et un brave télégraphiste, Nicolas Pigassof, devenu conducteur de kibitka, accompagné de son chien Serko et qui, avec lui, connaîtra une mort affreuse.
Dans son périple, Michel Strogoff croise également sur sa route, outre un lièvre qui la traverse (« signe d’un malheur prochain »), deux journalistes, chers à Jules Verne qui en truffe volontiers ses romans et qui servent à des intermèdes comiques, l’Anglais Harry Blount, du Daily Telegraph, et son confrère français, Alcide Jolivet, correspondant d’une mystérieuse « cousine » française…
Pour Michel Strogoff, Jules Verne, comme à son habitude, s’est inspiré des voyageurs de l’époque pour nous faire découvrir une géographie recomposée mais, surtout, il nous a laissé l’image inoubliable, symbolisée aussi par la phrase célèbre « Regarde de tous tes yeux, regarde ! », d’un capitaine courageux, hussard magnifique et cavalier valeureux, jusqu’au bout fidèle à ses convictions.
Michel Sender.
[*] Michel Strogoff — Moscou-Irkoutsk — (1876) de Jules Verne, illustrations de Jules Férat, Le Livre de Poche, Librairie Hachette, Paris, 1er trimestre 1966 ; 518 pages, 6 F (les légendes des illustrations pages 443 et 474 sont inversées : erreur rectifiée dans l’édition suivante).
Dans Michel Strogoff, Nadia est originaire de Livonie, région dont s’emparera de nouveau Jules Verne, en 1904, pour Un Drame en Livonie, un de ses derniers ouvrages.