"Bella-Vista" de Colette

Publié le par Michel Sender

"Bella-Vista" de Colette

« C’est folie de croire que les périodes vides d’amour sont les « blancs » d’une existence de femme. Bien au contraire. Que demeure-t-il, à le raconter, d’un attachement passionné ? L’amour parfait se raconte en trois lignes : Il m’aima, je L’aimai, Sa présence supprima toutes les autres présences ; nous fûmes heureux, puis Il cessa de m’aimer et je souffris…

Honnêtement, le reste est éloquence, ou verbiage. L’amour parti, vient une bonace qui ressuscite des amis, des passants, autant d’épisodes qu’en comporte un songe bien peuplé, des sentiments normaux comme la peur, la gaîté, l’ennui, la conscience du temps et de sa fuite. Ces « blancs » qui se chargèrent de me fournir l’anecdote, les personnages émus, égarés, illisibles ou simples qui me saisissaient par la manche, me prenaient à témoin puis me laissaient aller, je ne savais pas, autrefois, que j’aurais dû justement les compter pour intermèdes plus romanesques que le drame intime. Je ne finirai pas ma tâche d’écrivain sans essayer, comme je le veux faire ici, de les tirer d’une ombre où les relégua l’impudique devoir de parler de l’amour en mon nom personnel. » [*]

 

Après La Naissance du jour (voir ce blog le 13 septembre 2023), la nouvelle Bella-Vista m’intéressait.

Bien que parue en 1936 dans Gringoire puis en volume l’année suivante chez Ferenczi, cette nouvelle se situe vers 1926 quand, ayant acheté une maison (ce sera La Treille muscate) à Saint-Tropez, Colette choisit de s’installer à une quarantaine de kilomètres dans une pension de famille pour pouvoir aller « surveiller » les travaux nécessaires à son installation.

Ainsi, pendant la période de Pâques, Colette se rend sur la Côte, avec sa chienne brabançonne Pati, à la pension Bella-Vista qu’un ami peintre lui a recommandée, une « hostellerie » tenue par deux femmes, Madame Suzanne, la cuisinière, et sa compagne, Madame Ruby, Américaine très « hommasse » (dans la réalité, la pension ne s’appelait pas Bella-Vista et elle était tenue par deux hommes).

On ne peut pas suspecter Colette d’homophobie, au contraire ; il fait beau, la nourriture est excellente et elle est vite enchantée de son séjour dans une chambre installée au rez-de-chaussée, près de celle des deux propriétaires, donnant sur une cour où il y a un lapin qui se promène en liberté, des perruches dans une volière extérieure, et un lévrier bâtard (« raté », note-t-elle), Slough.

Le seul élément un peu déplaisant (à Pâques, contrairement aux mois d’été, il y a très peu de monde) demeure la présence d’un M. Daste, un fonctionnaire parisien en vacances, plutôt étrange et inquiétant, qui semble espionner les deux femmes et que la chienne Pati n’aime pas du tout.

Les travaux dans la maison de Colette n’avancent pas (les ouvriers y « campent » et font la fête !) et, à Bella-Vista, l’ambiance s’alourdit : Madame Suzanne « materne » de plus en plus Madame Ruby tandis que celle-ci semble séduire et intimider une des servantes, Julie.

Je ne vous dis pas tout (je n’ai peut-être d’ailleurs pas tout saisi), mais je dois quand même vous spoiler la chute : lors d’une nuit très chaude, Colette entend les deux femmes se disputer car Julie est enceinte ; elle comprend aussi par une exclamation de Madame Suzanne (« Dis, Richard, t’es pas fou ? ») que Madame Ruby est un homme déguisé en femme…

Ainsi, dans Bella-Vista, un très beau texte magistralement écrit où elle raconte avec délice les joies du repos et du bord de mer en prenant son temps, Colette trouve le moyen de nous surprendre et de jouer avec la fiction.

 

Michel Sender.

 

[*] Bella-Vista de Colette [Ferenczi, 1937], collection « Courts romans & autres nouvelles », éditions France Loisirs [© Fayard, 1986], Paris, mai 2004 ; 128 pages.

Colette et Souci

Colette et Souci

D’après le site Les Amis de Colette, Colette acheta, pour tenir compagnie à Pati, la chienne bouledogue Souci en 1928.

Publié dans Littérature

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