"Mon ange" de Guillermo Rosales
« On pouvait lire boarding home sur la façade de la maison, mais je savais que ce serait mon tombeau. C’était un de ces refuges marginaux où aboutissent les gens que la vie a condamnés. Des fous pour la plupart. Mais aussi des vieillards que leurs familles abandonnent pour qu’ils meurent de solitude et n’empoisonnent plus la vie des triomphateurs.
— Ici tu seras bien, dit ma tante, assise au volant de sa Chevrolet dernier cri. Il n’y a plus rien à faire, tu l’admettras.
Je comprends. Je ne suis pas loin de la remercier de m’avoir trouvé ce taudis pour rester en vie sans avoir à dormir sur des bancs publics, dans des parcs, couvert de crasse, en traînant mes baluchons de vêtements.
— Il n’y a plus rien à faire. » [*]
La lecture — ce vice impuni disait Valery Larbaud — nous apporte de très grandes joies, parfois des déceptions, et, plus rarement, de véritables coups au cœur, qui font alors penser à la phrase célèbre de Franz Kafka : « Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. »
C’est ce qui vient de m’arriver en découvrant Mon ange de Guillermo Rosales, écrivain cubain (1946-1993) ami de Reinaldo Arenas et de Carlos Victoria.
Ce qu’il raconte dans Boarding Home (La casa de los náufragos est un autre titre du livre) nous paraît à la fois révoltant et complètement authentique, malgré des passages d’une extrême cruauté.
Le narrateur, William Figueras, sans aucun doute l’auteur lui-même (« À quinze ans, j’avais lu le grand Proust, Hesse, Joyce, Miller et Mann. Ils furent pour moi comme les saints pour un dévot chrétien », nous dit-il), réfugié à Miami dans de la famille, se trouve contraint, à cause de sa schizophrénie, d’entrer dans un boarding home, un asile privé dont le propriétaire s’engraisse sur le dos des malades en encaissant leurs chèques mensuels d’allocation mais en ne respectant aucunement un cahier des charges minimum (par exemple, il ne leur verse pas leur argent de poche obligatoire).
Très vite, dès son arrivée, William découvre l’insalubrité des lieux (il n’y a même pas de papier dans les toilettes), la très mauvaise nourriture au rabais, la profonde détresse de la plupart des occupants et (le directeur déléguant la surveillance à un ancien repris de justice alcoolique) un climat de terreur, de violence et de racket (il se fait tout de suite voler le téléviseur qu’il avait apporté).
Mais William transporte aussi avec lui une valise contenant une cinquantaine de livres. Il emporte toujours dans sa poche une anthologie de poésie romantique anglaise (ce qui nous vaut des citations de Coleridge, Byron ou William Blake) que lui a offerte le Noir, un ami poète (jamais nommé autrement, mais qui serait Esteban Luis Cárdenas) qui lui apporte également Le Temps des assassins d’Henry Miller et lui annonce la mort de Truman Capote (nous sommes donc en 1984).
William, manifestement, reste extrêmement lucide sur sa situation, il la décrit avec précision, ayant été communiste dans sa jeunesse mais détestant le régime castriste, et abhorrant tout autant la société de consommation, « les petits-bourgeois cubains » de Miami, les « triomphateurs » : « Je ne suis pas un exilé politique. Je suis un exilé total », explique-t-il.
Cependant, William entend des voix, il doit prendre des cachets de Melleril et, surtout, étrangement, il s’avère couard devant l’arbitraire du surveillant, participant même devant lui à des violences envers des pensionnaires pour s’en faire un allié.
Surtout, quand il rencontre Francine, une femme qui comme lui a connu les brigades révolutionnaires, une artiste qui dessine avec sensibilité les occupants de l’asile, quand il fait l’amour avec elle, il cherche à l’étrangler, il la frappe et l’embrasse en même temps, tandis qu’elle, toujours, lui répond : « Mon ange. »
William va espérer et tout faire pour trouver un logement et s’installer avec Francine en dehors du boarding home, mais sa tentative sera un échec, il sera de nouveau arrêté et interné brièvement (le médecin, comme lui, est un admirateur d’Hemingway) avant de rentrer au boarding home et d’y apprendre que Francine est partie…
Guillermo Rosales s’est suicidé à Miami en 1993, il aurait détruit la plupart de ses écrits dont il ne reste que Mon ange et un autre livre, écrit en 1967, El Juego de la Viola [**].
À propos de Mon ange on a parlé de Vol au-dessus d’un nid de coucou de Ken Kesey. On peut aussi évoquer, devant son univers dantesque et carcéral, certaines œuvres de Jean Genet (Notre-Dame des Fleurs ou Miracle de la rose) pour l’évidente détresse poétique qui s’en dégage. À lire absolument.
Michel Sender.
[*] Mon ange (Boarding Home, 1987) de Guillermo Rosales, roman traduit de l’espagnol (Cuba) par Liliane Hasson, éditions Actes Sud, Arles, septembre 2002 ; 128 pages, 12,90 € (illustration de couverture : Philip Guston, Porch N° 2, 1947). Réédité dans la collection « Babel ».
[**] Les Mauvais Garçons, traduit par Claude Bleton chez Actes Sud en 2007, que je n’ai pas encore lu.