"Un barrage contre le Pacifique" de Marguerite Duras

Publié le par Michel Sender

"Un barrage contre le Pacifique" de Marguerite Duras

« Il leur avait semblé à tous les trois que c'était une bonne idée d'acheter ce cheval. Même si ça ne devait servir qu'à payer les cigarettes de Joseph. D'abord, c'était une idée, ça prouvait qu'ils pouvaient encore avoir des idées. Puis ils se sentaient moins seuls, reliés par ce cheval au monde extérieur, tout de même capables d'en extraire quelque chose, de ce monde, même si ce n'était pas grand-chose, même si c'était misérable, d'en extraire quelque chose qui n'avait pas été à eux jusque-là, et de l'amener jusqu'à leur coin de plaine saturé de sel, jusqu'à eux trois saturés d'ennui et d'amertume. C'était ça les transports : même d'un désert, où rien ne pousse, on pouvait encore faire sortir quelque chose, en le faisant traverser à ceux qui vivent ailleurs, à ceux qui sont du monde.

Cela dura huit jours. Le cheval était trop vieux, bien plus vieux que la mère pour un cheval, un vieillard centenaire. Il essaya honnêtement de faire le travail qu'on lui demandait et qui était bien au-dessus de ses forces depuis longtemps, puis il creva.

Ils en furent dégoûtés, si dégoûtés, en se retrouvant sans cheval sur leur coin de plaine, dans la solitude et la stérilité de toujours, qu'ils décidèrent le soir même qu'ils iraient tous les trois le lendemain à Ram, pour essayer de se consoler en voyant du monde.

Et c'est le lendemain à Ram qu'ils devaient faire la rencontre qui allait changer leur vie à tous. » [*]

 

Tout a commencé quand j’ai trouvé un exemplaire de L’Amant de la Chine du Nord, que je ne connaissais pas. Je me suis dit qu’il fallait, d’abord, relire L’Amant ; puis, enfin, pour tout reprendre du début, lire une bonne fois pour toutes Un barrage contre le Pacifique, ce livre de Marguerite Duras que, depuis toujours, j’ai souvent évité.

Or, Un barrage contre le Pacifique, une sorte de huis clos entre une mère, son fils Joseph et sa fille Suzanne, trois êtres isolés (on devine de temps en temps la présence d’un serviteur local, le caporal) dans un coin du Cambodge (la plaine de Kam) au bord de l’océan, nous frappe dès le commencement par sa grande désespérance.

La mère, ancienne institutrice dans l’Indochine française, veuve depuis une dizaine d’années, a cru bon d’acheter une concession sur le littoral et s’est fait arnaquer par les agents du cadastre de la colonie : il s’avère que sa propriété est régulièrement inondée par les eaux et inexploitable. Elle a bien essayé de construire des barrages, mais tous se sont effondrés.

Son fils, Joseph, âgé de vingt ans, est un être frustre, vénéré par sa mère, dont les tentatives d’autonomie échouent et sans cesse tenté de s'enfuir avec leur automobile Citroën B 12, le seul bien leur permettant de se déplacer.

Quant à Suzanne, seize ans, elle étouffe, continuellement écartelée entre son frère et sa mère, les détestant chacun à leur tour, mais ne parvenant pas à s’en détacher. Elle nous étonne aussi par son manque d’empathie, une espèce de désillusion permanente qui la paralyse.

Ainsi, quand, à la cantine de Ram, un petit port proche de leur habitation, elle rencontre un jeune héritier au volant d’une limousine Maurice Léon Bollée, M. Jo, elle ne voit, avec sa famille, qu’une opportunité d’en tirer des avantages.

M. Jo, lui, voudrait surtout coucher avec Suzanne. Il se met à tout le temps venir la voir, avec l’acceptation tacite de la mère et du frère qui, néanmoins, exigent le mariage de Suzanne avant toute « relation ». Suzanne laisse faire, acceptant des cadeaux de M. Jo, et même, furtivement, de se montrer nue à lui, jusqu’à l’obtention d’une bague avec un diamant.

Dès lors, la naïveté de M. Jo s’avère totale ; il n’obtient alors absolument plus rien, et surtout pas la restitution du diamant, tombé dans l’escarcelle de la mère qui, à partir de là, va tout faire pour le vendre et en obtenir un prix lui permettant de régler ses dettes.

Cela nous vaut, dans une seconde partie, une expédition à la grande ville (Sadec ou Saïgon ?) où, résidant à l’hôtel avec Suzanne et aidés par Carmen, gérante de l'établissement et prostituée, la mère et Joseph cherchent à négocier le diamant, une véritable obsession. Ils y parviendront, grâce à la générosité d’une femme amoureuse de Joseph.

Pendant ce temps, Suzanne fait une autre rencontre, celle de Barner, représentant d’une usine de filature de coton de Calcutta et fils du patron, qui souhaite se marier. Mais cela n’intéresse pas Suzanne et le prétendant, refusant d’offrir des présents ou des bijoux, sera promptement évincé par la mère.

De retour à leur bungalow menacé, malgré la vente du diamant, par les hypothèques des banques et les fonctionnaires cadastraux, l’union entre les trois personnages éclate : Joseph ne songe qu’à partir avec la nouvelle femme qu’il a rencontrée ; Suzanne, sans contrepartie, se donne au fils Agosti, rejeton d’un planteur du coin, tandis que la mère, de plus en plus malade, meurt brutalement…

Un barrage contre le Pacifique nous apparaît comme un grand roman d’une complexité psychologique évidente, d’une cruauté insigne, amorale et scandaleuse, aussi une fresque historique du monde colonial indochinois (« ce bordel colossal qu’était la colonie »), un roman d’apparence classique mais dans lequel Marguerite Duras instille (dans des chapitres d’une virtuosité confondante) déjà son ton personnel, sa rage et sa petite musique.

Un barrage contre le Pacifique, exemple de ratage parfait des jurys littéraires, à l’automne 1950 a complètement échappé au prix Goncourt et à toute récompense (les académiciens Goncourt se sont rattrapés en 1984 avec L’Amant, pour un ouvrage certes très beau mais moins important).

Cependant, le livre a été un succès, réimprimé de nombreuses fois, réédité au Club Français du Livre en 1953, adapté au cinéma en 1958, publié en poche à plusieurs reprises (successivement en « J’ai lu », au Livre de Poche et en « Folio »), étudié aujourd’hui dans les établissements scolaires.

Force est de constater que, plus de soixante-dix ans après, Un barrage contre le Pacifique tient la route, que son écriture reste résolument splendide, qu’il s’agit d’un authentique chef-d’œuvre.

 

Michel Sender.

 

[*] Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras [éditions Gallimard, 1950 ; © 1958], Le Livre de Poche, Paris, 3e trimestre 1968 ; 320 pages.

"Un barrage contre le Pacifique" de Marguerite Duras

J’ai choisi de lire Un barrage contre le Pacifique en poche, mais j’aime beaucoup le volume « Biblos » des éditions Gallimard regroupant (à part Les Impudents, paru chez Plon en 1943) les premières œuvres — de La Vie tranquille (1944) à Des journées entières dans les arbres (1954) — de Marguerite Duras (1088 pages, 165 F ; avril 1990).

Publié dans Littérature

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