"Le Crépuscule de Shigezo" de Sawako Ariyoshi

Publié le par Michel Sender

"Le Crépuscule de Shigezo" de Sawako Ariyoshi

« Quand Akiko sortit du métro, portant dans chaque main un gros sac de grand magasin, la neige s’était mise à tomber en légers flocons sur l’avenue Ome. Le samedi, elle avait l’habitude de faire des provisions de surgelés avant de rentrer chez elle. En découvrant la neige, elle se dit qu’aujourd’hui elle avait particulièrement bien fait : c’était une neige précoce pour la saison, mais qui, avec un froid pareil, pouvait continuer à tomber toute la nuit.

Avant de tourner sur le chemin de la maison, elle acheta un gros pain de mie et, après un instant de réflexion, quelques viennoiseries : son fils unique, qui venait d’avoir dix-sept ans, manifestait depuis quelque temps un appétit féroce. Sans être vraiment lourd, le pain était assez volumineux et elle avait du mal à marcher avec ses deux sacs. Elle prit le plus lourd, celui des surgelés, dans sa main droite et serra sous son bras gauche celui dans lequel elle avait ajouté le pain. C’est à peine si elle pouvait mettre un pied devant l’autre. La neige venait juste de commencer à tomber et de toute façon elle n’avait pas de parapluie ; elle avançait donc quand même, en se disant qu’elle aurait peut-être la chance de rencontrer son fils rentrant de ses cours supplémentaires du samedi après-midi. » [*]

 

Kaé ou les deux rivales de Sawako Ariyoshi (voir ce blog le 19 novembre 2024) est un roman historique écrit de façon si intimiste qu’il a l’air d’aujourd’hui.

Le Crépuscule de Shigezo, paru au Japon en 1972, demeure un livre profondément ancré dans la société de l’époque et un marqueur sociologique important, sinon encore plus maintenant qu’alors.

En effet, Sawako Ariyoshi (1931-1984), écrivaine remarquable et capable d’aborder de multiples sujets (historiques ou contemporains), a décrit avec minutie et sensibilité le problème de la « démence sénile » apparaissant chez une vieille personne, en l’occurrence un vieil homme, Shigezo, le titre original du Crépuscule de Shigezo, Kôkotsu no hito, signifiant à peu près « Un homme en extase ».

De nos jours, on parle de « maladie d’Alzheimer », mais Sawako Ariyoshi s’en tient à une description clinique et progressive de ce qui arrive à Shigezo et des conséquences que cela entraîne pour son entourage.

Ainsi, plus que Shigezo, le personnage principal de son roman nous semble être Akiko, une femme mariée d’une quarantaine d’années, dont le mari, Nobutoshi, et le fils, Satoshi, un jeune étudiant, la laissent le plus souvent se débattre seule dans les difficultés matérielles.

Car Akiko, qui travaille comme secrétaire dans un bureau d’avocats, ne souhaite pas abandonner son emploi et se retrouve confrontée aux usages de la société japonaise estimant que ce sont les femmes qui doivent s’occuper du foyer et gérer les personnes âgées.

Elle a accepté avec son mari que ses beaux-parents vivent avec eux. Ils ont aménagé un pavillon pour les deux grands-parents où grand-mère, toujours active, gérait son ménage avec Shigezo, un homme plus âgé qu’elle.

Mais, patatras, un beau jour, grand-mère meurt subitement et, constatant que le grand-père, Shigezo, ne s’est aperçu de rien, et ne réagit pas, restant hébété et muet, toute la famille comprend petit à petit (ce que la mamie ne leur avait jamais signalé et leur cachait de fait) que le papy « perd la tête ».

C’est à ce moment-là que Sawako Ariyoshi, écrivaine hors pair, transforme son roman en une véritable enquête sociétale sur la situation des personnes âgées au Japon (Akiko fréquente et expérimente pour Shigezo plusieurs centres d’accueil), sur les conditions d’entrée en maison de retraite (très chères et très insuffisantes), sur les modalités de prise en charge (pratiquement inexistantes, provoquant l’épuisement des proches), sur le positionnement (très vague) des médecins, sur le ressenti du voisinage.

Avec une immense humanité, mais aussi une pudeur crue, Sawako Ariyoshi documente également, par l’intermédiaire d’Akiko et de ses réflexions, le désarroi créé par les actions inattendues des personnes atteintes de sénilité aggravée : les accès soudains de violence et de force inhabituelle, des fugues inopportunes, des peurs et des cris en ne reconnaissant pas les gens et en craignant des voleurs, etc. — et puis, cet état de béatitude presque divine, de retomber en enfance, cette dépendance finalement absolue et troublante…

« Elle avait toujours pensé que la mort était l’épreuve la plus terrible dans la vie d’un être humain, mais maintenant elle savait que survivre pouvait être encore plus douloureux », se dit Akiko.

Avec Le Crépuscule de Shigezo, Sawako Ariyoshi a écrit un livre d’une actualité évidente et d’une charge intense, exceptionnelle, essentielle. Il s’agit d’un chef-d’œuvre qui, d’ailleurs, a rencontré un immense écho dans son pays.

 

Michel Sender.

 

[*] Le Crépuscule de Shigezo (Kôkotsu no hito, 1972) de Sawako Ariyoshi, traduit du japonais par Jean-Christian Bouvier [Les Années du crépuscule, Stock, 1986 ; Mercure de France, 2018, sous ce nouveau titre], collection « Folio », éditions Gallimard, Paris, septembre 2020 ; 368 pages.

"Le Crépuscule de Shigezo" de Sawako Ariyoshi

Un autre ouvrage de Sawako Ariyoshi, Les Dames de Kimoto, a aussi été réédité en « Folio ». Toutes les rééditions de Sawako Ariyoshi au Mercure de France semblent dues à Marie-Pierre Bay qui, auparavant, dirigeait le « Nouveau Cabinet cosmopolite » chez Stock. Je n'oublie pas notamment ses nombreuses traductions d'Isaac Bashevis Singer.

Publié dans Littérature

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