"Polikouchka" de Léon Tolstoï
« — Comme madame l’ordonnera ! Seulement, ils sont bien à plaindre les Doutlov. Tous, ce sont de braves garçons !… Si maintenant nous n’envoyons pas à l’enrôlement un des dvorovoï 1, alors, c’est pour sûr quelqu’un d’entre eux qui devra partir, — disait l’intendant. — Même tout le monde les désigne déjà. Cependant, puisque c’est votre volonté…
Et il remit sa main droite sur sa main gauche, les posa toutes les deux sur son ventre, puis, penchant la tête de côté, il aspira ses lèvres minces en les faisant presque claquer, leva les yeux et se tut avec l’intention évidente de se taire longtemps et d’écouter, sans contredire, toutes les bêtises que madame ne manquerait pas de lui dire.
C’était l’intendant, choisi parmi les dvorovoï. Rasé, en longue redingote (d’une coupe particulière, adoptée par les intendants), ce soir d’automne, il faisait son rapport devant la maîtresse. Selon les conceptions de madame, le rapport consistait à écouter les comptes rendus de ce qui s’était passé à l’exploitation, et à donner des ordres pour les affaires à venir. Selon les conceptions de l’intendant Iégor Mikhaïlovitch, le rapport, c’était l’obligation d’être debout sur ses deux jambes, dans un coin, le visage tourné vers le divan, d’écouter un bavardage dépourvu de tout rapport avec les affaires, et, par divers moyens, d’amener madame à répondre bientôt avec impatience : « Bon, bon » à toutes les propositions de Iégor Mikhaïlovitch. À présent, il s’agissait du recrutement. Du domaine Pokrovskoïe il fallait envoyer trois recrues. Deux étaient nettement désignées par le sort même, par la coïncidence des conditions familiales, morales et économiques. Sur ces deux recrues il ne pouvait y avoir d’hésitation ni de discussion soit de la part du mir 2, soit de la part de la maîtresse, soit du côté de l’opinion publique.
- On appelait dvorovoï, tous les serfs qui n’avaient pas de terre, habitaient dans la cour du seigneur et dans les dépendances, et qui s’occupaient de divers travaux domestiques ; certains seigneurs en avaient quelques centaines et plus.
- Assemblée des chefs de famille des paysans du village qui gère les affaires intérieures du village. » [*]
On dit que Léon Tolstoï commença à écrire Polikouchka en 1861 lors d’un séjour à Bruxelles où une des filles du prince Dordukov-Korsakov lui avait raconté l’histoire d’un serf qui s’était pendu, qu’il la termina fin 1862 à Iasnaïa Poliana où il demanda à sa toute nouvelle épouse, Sophie Behrs, de la recopier au propre, puis qu’elle parut en février-mars 1863 dans Le Messager russe, tout de suite après Les Cosaques (voir ce blog les 21 et 22 juin 2022).
En France, Polikouchka (avec Une tourmente de neige) fut traduite par Ely Halpérine-Kaminsky chez Perrin en 1885, puis en 1887, sous le titre Un pauvre diable (avec La Mort d’Ivan Iliitch et Le roman d’un cheval), par Mme Éléonore Tsakny, dans le volume des Dernières Nouvelles, à la Nouvelle Librairie Parisienne.
Polikouchka fut également traduite, anonymement, en 1937 à La Technique du Livre, sous le titre de Histoire d’un pauvre homme, puis, plus récemment, par Gustave Aucouturier, dans le volume Souvenirs et récits de « La Pléiade » (© Gallimard, 1960) en 1961, traduction reprise aujourd’hui en « Folio classique » [**].
Mais la version (« traduction révisée ») qu’en procure « La Petite Bibliothèque Slave » (collection dirigée par Xavier Mottez) des éditions Gingko reste très intéressante : J.-Wladimir Bienstock (1868-1933) consacra en effet de nombreuses années, sous la supervision de Pavel Birioukov (1860-1931), à la publication, chez Stock, de 1902 à 1923, des Œuvres complètes de Léon Tolstoï (dite « édition littérale et intégrale d’après les manuscrits originaux »).
On l’a vu, Polikouchka fait partie des nouvelles de Tolstoï écrites juste avant la rédaction de Guerre et Paix (1864-1869) puis d’Anna Karénine (1873-1878), mais après Les Récits de Sébastopol (1855-1856, voir ce blog le 25 novembre 2022) et Les Cosaques (1863), ainsi que la trilogie Enfance (1852), Adolescence (1854) et Jeunesse (1857).
Ainsi, avec Polikouchka, Léon Tolstoï est déjà un écrivain confirmé qui sait composer un récit et décrire le réel avec minutie et talent.
Le personnage principal, le serf Polikeï (« Polikouchka »), dans le domaine de Pokrovskoïe, a « une très mauvaise réputation », celle d’un voleur et d’un ivrogne. Cependant la propriétaire le soutient (il s’occupe très bien des chevaux) et s’oppose (il est père de famille) à ce qu’il soit envoyé en conscription (à l’époque, le service militaire durait plusieurs années). Elle veut lui donner une seconde chance et le charge d’aller à la ville chercher une grosse somme d’argent.
Or, sur le chemin du retour, Polikouchka, qui n’a pas bu et a été très sérieux, perd l’enveloppe destinée à sa patronne et ne la retrouve pas. Revenu au village, il se pend et, à cette annonce, sa femme, Akoulina, laisse échapper son bébé dans son bain, où il se noie… Un drame absolu.
La nouvelle pourrait s’arrêter là, mais Tolstoï y ajoute une suite. Un autre paysan, Doutlov, dont le fils de son frère, Ilya, a été désigné pour partir à l’armée, retrouve sur la route l’enveloppe perdue par Polikeï. Il la rapporte à la patronne, qui n’en veut plus et lui en laisse tout le montant.
Après une nuit terrible devant cette énorme somme d’argent, Doutlov décide (auparavant sa situation ne le lui permettait pas) de racheter le recrutement de son neveu en payant en ville un remplaçant, une pratique alors possible…
À la fin de Polikouchka, une méditation sur la vie et la mort, et sur la condition humaine du servage, le lecteur ne sait plus sur quel pied danser, entre la tragédie de Polikeï et de ses proches puis la renaissance des Doutlov, promis à la séparation et à la vindicte familiale, dont le malheur de Polikouchka a préservé l’unité.
L’ensemble en apparaît très sombre, mais aussi balancé par l’insouciance et la résignation des populations : tout cela grâce à l’acuité visionnaire de Tolstoï, lui-même important propriétaire terrien tourmenté par la nécessité des réformes sociales.
Michel Sender.
[*] Polikouchka (Поликушка, 1863) de Léon Tolstoï, traduction et notes de J.-Wladimir Bienstock [Œuvres complètes, tome 6, Stock, 1903], collection « Petite Bibliothèque Slave », Gingko éditeur, Paris, octobre 2024 ; 128 pages, 8 €.
[**] Dans La Tempête de neige et autres récits.