"Le Cid" de Pierre Corneille

Publié le par Michel Sender

"Le Cid" de Pierre Corneille

« SCÈNE PREMIÈRE

LE COMTE, ELVIRE

 

ELVIRE

 

Entre tous ces amants dont la jeune ferveur

Adore votre fille, et brigue ma faveur,

Don Rodrigue et Don Sanche à l'envi font paraître

Le beau feu qu'en leurs cœurs ses beautés ont fait naître,

Ce n'est pas que Chimène écoute leurs soupirs,

Ou d'un regard propice anime leurs désirs,

Au contraire pour tous dedans l'indifférence

Elle n'ôte à pas un, ni donne d'espérance,

Et sans les voir d'un œil trop sévère, ou trop doux,

C'est de votre seul choix qu'elle attend un époux.

 

LE COMTE

 

Elle est dans le devoir, tous deux sont dignes d'elle,

Tous deux formés d'un sang, noble, vaillants, fidèle,

Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux

L'éclatante vertu de leurs braves aïeux.

Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage

Qui d'un homme de cœur ne soit la haute image,

Et sort d'une maison si féconde en guerriers

Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers.

La valeur de son père, en son temps sans pareille,

Tant qu'a duré sa force a passé pour merveille,

Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,

Et nous disent encor ce qu'il fut autrefois :

Je me promets du fils ce que j'ai vu du père,

Et ma fille en un mot peut l'aimer et me plaire.

Va l'en entretenir, mais dans cet entretien,

Cache mon sentiment et découvre le sien,

Je veux qu'à mon retour nous en parlions ensemble ;

L'heure à présent m'appelle au conseil qui s'assemble,

Le Roi doit à son fils choisir un Gouverneur,

Ou plutôt m'élever à ce haut rang d'honneur,

Ce que pour lui mon bras chaque jour exécute

Me défend de penser qu'aucun me le dispute. » [*]

 

J’ai découvert par hasard d’occasion une édition « Folio » du Cid de Pierre Corneille et ma vision de la pièce en a été totalement changée.

« Le Cid, oui. Mais lequel ? » demande tout simplement Jean Serroy au commencement de sa préface.

Et, en effet, si, comme moi, vous en êtes restés à l’antique (pourtant moult fois réédité) Théâtre choisi de Corneille chez Hachette annoté par Louis Petit de Julleville ou au « Nouveaux Classiques Larousse » des années 1960 par Léon Lejealle et Jean Dubois (Gérard Philipe en couverture), vous tombez sur une première scène (Chimène, Elvire) :

« CHIMÈNE

Elvire, m’as-tu fait un rapport bien sincère ?

Ne déguises-tu rien de ce qu’a dit mon père ? »

ne correspondant absolument pas au texte des éditions originales de 1637 (il y en eut deux : chez Augustin Courbé et chez François Targa).

En fait, la plupart des publications du XIXe siècle reprenaient la dernière édition du Cid parue du vivant de Corneille, celle de 1682, prenant en compte les modifications effectuées par l’auteur en 1648, 1656, 1660 et 1682.

Car, après la Querelle qui avait suivi la représentation et la publication officielle de la pièce (attaques de Jean Mairet et de Georges de Scudéry provoquant, sur intervention de Richelieu, des Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid), Pierre Corneille avait décidé de rentrer dans le rang, de corriger son œuvre et de dorénavant l’appeler Tragédie, pour mieux répondre aux canons de l’Académie (où il entra en 1647).

Personnellement, peu m’importent aujourd’hui les motifs de cette querelle, ni les détails des différentes variantes de l’ouvrage entre 1637 et 1682, mais, à la lecture, il me semble évident que la première édition du Cid nous donne mieux la vitalité et la fraîcheur qui était la sienne à son commencement.

Dans tous les cas, cela reste un chef-d’œuvre, mais les explications de Jean Serroy m’ont fait comprendre (un peu comme celles d’Yves Florenne concernant Les Fleurs du Mal, voir ce blog le 25 mars 2020) qu’en l’occurrence, Pierre Corneille, en acceptant les remarques de l’Académie (pour Baudelaire, il s’agira d’un procès condamnant des poèmes de son recueil et l’incitant à en remanier l’ordre), n’a pas amélioré sa pièce.

Ainsi, l’ayant en grande partie oubliée et ne l’ayant d’ailleurs jamais vue au théâtre, j’ai pu la lire vraiment pour la première fois.

Certes, le thème (pour l’honneur, un homme tue le père de sa fiancée et, du coup, ne peut plus l’épouser, celle-ci, par amour filial, ne le voulant plus), effectivement cornélien, ne nous intéresse plus beaucoup (sauf comme cas d’école) mais alors, le style, l’écriture, la versification, nous envahissent et nous séduisent…

 

Michel Sender.

 

[*] Le Cid (Tragi-Comédie, 1637) de Pierre Corneille, édition présentée, établie et annotée par Jean Serroy [« Folio Théâtre », 1993], collection « Folio Classique » [1999], éditions Gallimard, Paris, juin 2010 ; 240 pages (en couverture : Eustache Le Sueur, Jeune homme à l’épée, détail).

"Le Cid" de Pierre Corneille

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