"Waterloo" d'Erckmann-Chatrian

Publié le par Michel Sender

"Waterloo" d'Erckmann-Chatrian

« Je n’ai jamais rien vu d’aussi joyeux que le retour de Louis XVIII, en 1814. C’était au printemps, quand les haies, les jardins et les vergers refleurissent. On avait eu tant de misères depuis des années, on avait craint tant de fois d’être pris par la conscription et de ne plus revenir, on était si las de toutes ces batailles, de toute cette gloire, de tous ces canons enlevés, de tous ces Te Deum, qu’on ne pensait plus qu’à vivre en paix, à jouir du repos, à tâcher d’acquérir un peu d’aisance et d’élever honnêtement sa famille par le travail et la bonne conduite.

Oui, tout le monde était content, excepté les vieux soldats et les maîtres d’armes. Je me rappelle que, le 3 mai, quand l’ordre arriva de monter le drapeau blanc sur l’église, toute la ville en tremblait, à cause des soldats de la garnison, et qu’il fallut donner six louis à Nicolas Passauf, le couvreur, pour accomplir cette action courageuse. On le voyait de toutes les rues avec son drapeau de soie blanche, la fleur de lis au bout, et de toutes les fenêtres des deux casernes les canonniers de marine tiraient sur lui. Passauf planta le drapeau tout de même, et descendit ensuite se cacher dans la grange des Trois-Maisons, pendant que les marins le cherchaient en ville pour le massacrer.

C’est ainsi que ces gens se conduisaient. Mais les ouvriers, les paysans et les bourgeois en masse criaient : « Vive la paix ! À bas la conscription et les droits réunis ! » parce que tout le monde était las de vivre comme l’oiseau sur la branche et de se faire casser les os pour des choses qui ne nous regardaient pas. » [*]

 

La bataille de Waterloo, en juin 1815, a marqué toute une génération romantique et se retrouve directement présente dans la littérature, par exemple chez Balzac (dans Le Médecin de campagne), ou bien sûr chez Stendhal (vue par Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme) ou encore dans un long « tunnel » des Misérables de Victor Hugo.

Waterloo d’Erckmann-Chatrian, paru en 1865 (cinquante ans après), clairement la suite du Conscrit de 1813, paradoxalement ne parle de la bataille elle-même que dans la seconde partie du livre.

En effet, dans la première partie, nous retrouvons Joseph Bertha rentré à Phalsbourg en 1814, toujours apprenti chez le « père Goulden » mais, après avoir été malade, également toujours soldat en puissance et qui doit demander  une permission pour pouvoir épouser Catherine.

Le père Goulden lui a raconté le blocus de la ville (sujet d’ailleurs d’un autre roman ultérieur d’Erckmann-Chatrian : Le Blocus) mais surtout ce qui les inquiète et les révolte tous deux, alors qu’ils se réjouissaient de la paix, c’est le retour de la réaction et des « émigrés du fond de l’Allemagne et de la Russie » qui « croient qu’ils sont d’une autre race que nous, d’une race supérieure ; ils croient que le peuple est toujours prêt à se laisser tondre comme avant 89 ».

Il y a aussi une résurgence de la foi et des cérémonies religieuses, les expiations ou les processions incessantes : « les vieilles en tête de chaque village, qui répètent sans cesse d’une voix claire : “Bett fer ouns ! Bett fer ouns ! ” [Priez pour nous ! Priez pour nous !] »

Les anciens prisonniers ou les officiers en demi-solde, ainsi que les républicains, ne supportent pas cette Restauration, la tournée du duc de Berry dans les régions de l’Est et les retournements de vestes de nombreux bourgeois.

C’est pourquoi le retour de l’Empereur, même s’il signifie sans aucun doute de nouvelles guerres, les exalte et encore plus les rassemble, devant la coalition des ennemis, Anglais, Allemands, Autrichiens, Prussiens ou Russes…

Voilà donc de nouveau la mobilisation générale des troupes, des marches forcées, cette fois en direction de la Sambre, de Charleroi et de la Belgique, et, dans les environs de Bruxelles, de Waterloo dont, homme du rang, Joseph Bertha ne voit rien, sinon les escarmouches dans les ravins, sur les routes et dans les villages, de maisons en maisons, au milieu des destructions et du sang, en marge des charges de cavalerie ou des exploits de la Garde impériale, ce coup-ci en défaut.

Et puis les hommes, s’ils sont ravitaillés en eau-de-vie, crèvent de faim tout au long de la bataille et pendant la retraite, jusqu’à se déliter et à reprendre leur autonomie pour, par petits groupes, regagner leur province, découragés, avec le sentiment d’avoir été sacrifiés et trahis…

Et, avec Erckmann-Chatrian, notre ancien conscrit de 1813 regarde finalement vers l’avenir et met tous ses espoirs dans l’instruction publique. « Le peuple commence à comprendre ses droits, conclut-il ; il sait que les guerres ne lui rapportent que des augmentations de contributions, et quand il dira : “Au lieu d’envoyer mes fils périr par milliers sous le sabre et le canon, je veux qu’on les instruise et qu’on en fasse des hommes ! ” qui est-ce qui oserait vouloir le contraire, puisque aujourd’hui le peuple est le maître ? »

 

Michel Sender.

 

[*] Waterloo (« suite du Conscrit de 1813 », 1865) d’Erckmann-Chatrian, illustrations de A. de Parys, « Idéal-Bibliothèque », éditions Pierre Lafitte, Paris, 1919 ; 128 pages (cartonné).

Publié dans Littérature

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