"Les Eaux printanières" d'Ivan Tourgueniev

Publié le par Michel Sender

"Les Eaux printanières" d'Ivan Tourgueniev

« Les Joyeuses années,

Ces jours de bonheur,

Telles les eaux vives

Sont passées en trombe.

(vieille romance) 

 

… Il rentra dans son cabinet de travail après une heure du matin. Il renvoya le serviteur, qui avait allumé les bougies, puis il se jeta dans un fauteuil près de la cheminée et se prit la tête entre les mains.

Jamais encore il n’avait ressenti pareille fatigue physique et morale. Il avait passé toute la soirée avec des dames charmantes, des hommes cultivés ; certaines de ces dames étaient belles, presque tous les hommes montraient de l’esprit et des talents ; lui aussi avait été un causeur brillant… et pourtant jamais encore ce « dégoût de la vie », ce tædium vitæ, dont les Romains parlaient déjà, ne s’était emparé de lui et ne l’avait étouffé avec une telle violence. Un peu plus jeune, il aurait pleuré d’abattement, d’ennui, de contrariété, mais là, une amertume aussi mordante que celle de l’absinthe envahissait son âme. Telle une nuit noire d’automne, une masse tenace et infecte, épaisse et répugnante, l’engluait de tous côtés, et il ne savait comment fuir ces ténèbres, cette amertume. Attendre le sommeil était vain ; il ne s’endormirait pas.

Il se mit à réfléchir… avec indolence, lenteur et hargne. » [*]

 

Les Eaux printanières d’Ivan Tourgueniev (1818-1883), long roman ou courte nouvelle écrite en 1871 entre Fumée (1867) et Terres vierges (1877), reste une œuvre déroutante du fait de deux parties implicites qui se contredisent et qui créent ainsi un malaise dans la lecture.

Le personnage principal en est un propriétaire terrien russe, Dimitri Pavlovitch Sanine, qui, solitaire et vieillissant (d’ailleurs, il a le même âge que Tourgueniev), se remémore son séjour en Allemagne à Francfort, en 1840, où il devint amoureux d’une jeune Italienne, Gemma Roselli.

Passé par hasard dans la boutique de confiserie Roselli, Dmitri a fait la connaissance, incidemment, de l’ensemble de la famille propriétaire du magasin, tenu par une veuve dont il a remarqué la beauté de la fille aînée.

Cependant, Gemma (« Gemma avait un rire délicieux, doux, intarissable, entrecoupé de gloussements très plaisants… De ce rire, Sanine était fou, pour ces mignons gloussements il l’aurait dévorée de baisers ! » nous dit l’auteur) est fiancée à un certain Karl Kluber, premier commis dans un autre commerce de la ville.

Mais ce Herr Kluber nous apparaît très vite fort peu romantique et très peu amoureux de Gemma, dont, lors d’une excursion à la campagne, Sanine est le seul à protester (en le provoquant en duel) contre l’offense faite envers elle par un militaire éméché.

Suite à ce duel (en fait plutôt burlesque mais psychologiquement très marquant pour lui), Sanine s’avoue son amour pour Gemma et la demande en mariage.

Pour cela, et après avoir rencontré un ancien camarade de pension, Ippolite Polozov, de passage à Francfort et mariée à une riche héritière, Sanine se rend avec lui à Wiesbaden où son épouse est en villégiature pour tenter de lui vendre sa propriété de Russie et financer ainsi son union avec Gemma.

Or, à Wiesbaden, Dmitri tombe littéralement dans les rets de Maria Nikolaïevna  Polozova, maîtresse femme, séductrice, intrigante, familière, possessive, fascinante… et qui fera que Sanine ne retournera jamais à Francfort, abandonnant Gemma et ses projets de mariage.

Amer et repentant, trente ans après, Sanine a des remords et des velléités de renouer avec le passé…

Les Eaux printanières nous frappe par le retournement de son personnage principal, d’une faiblesse insigne, d’une veulerie infâme, mais dont Ivan Tourgueniev tient, absolument, à accompagner les errements, en dépit de tout.

 

Michel Sender.

 

[*] Les Eaux printanières (Вешние воды, 1872) d’Ivan Tourgueniev, nouvelle traduction du russe de Jacques Imbert, collection « Librio », Éditions J’ai Lu-Flammarion, Paris, mai 2000 ; 128 pages, 10 F. (En couverture : La Natte, Suzanne Valadon (1886) de Pierre-Auguste Renoir.)

Après la publication en russe de Вешние воды en 1872 dans Le Messager de l’Europe, la première traduction française d’Eaux printanières (dans un volume comprenant également Le Gentilhomme de la steppe) parut chez Hetzel en 1873. Non mentionnée par l’éditeur, cette traduction peut être attribuée (d’après la Correspondance d’Ivan Tourgueniev) à Émile Durand-Gréville (qui travaillait souvent avec sa femme, romancière qui signait Henry Gréville) et à l’auteur lui-même, qui corrigeait les épreuves avec la collaboration de Louis Viardot… La Correspondance, une première traduction sauvage en ayant été effectuée en Belgique, est très abondante sur Eaux printanières, l’auteur ayant par ailleurs longtemps débattu avec son éditeur qui voulait en changer la fin ! (Voir « La fortune française du roman d’Ivan Tourgueniev : les Eaux printanières » de Polina de Mauny, Université Sorbonne Nouvelle — Paris 3, academia-edu.)

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