"Une soif d'amour" de Yukio Mishima

Publié le par Michel Sender

"Une soif d'amour" de Yukio Mishima

« Ce jour-là, Etsuko entra dans le grand magasin de Hankyu et acheta deux paires de socquettes de laine, l’une bleue, l’autre marron. Elles étaient de couleur unie et solide.

Elle s’était rendue à Osaka et avait fait ses derniers achats dans ce magasin de Hankyu, la dernière station. Il ne lui restait plus qu’à rebrousser chemin et prendre le train pour rentrer chez elle. Elle ne s’offrirait même pas une tasse de thé, et moins encore un repas. Etsuko détestait par-dessus tout la cohue de la ville.

Si elle en avait envie, elle n’aurait qu’à descendre les escaliers conduisant au terminus d’Umeda pour gagner Shinsaibashi ou Dotonbori par le métro. Ou si, en quittant le magasin, elle traversait le carrefour où les cireurs, alignés, criaient : « Faites briller vos chaussures ! », elle se trouverait sur la plage de la ville, balayée par le flot des marées. » [*]

 

Les deux paires de socquettes qu’Etsuko achète au commencement d’Une soif d’amour, roman de Yukio Mishima, sont en fait destinées à Saburo, le jeune jardinier qui réside avec eux chez son beau-père, Yakichi.

Etsuko, veuve depuis quelques mois (son mari Ryosuké est décédé d’une fièvre typhoïde fulgurante), s’est installée dans la maison de sa belle-famille, à la campagne près d’Osaka, où elle est entretenue par son ancien beau-père, dont elle partage le lit.

On comprend, par des retours en arrière, qu’Etsuko n’a pas du tout pleuré son mari, qui la trompait allègrement, et qu’au contraire sa maladie a été un des rares moments où elle avait pu avoir une proximité avec lui.

Femme « gauchère » (pour reprendre un terme de Peter Handke) et en apparence soumise, Etsuko vit en secret un amour irraisonné et desséchant pour Saburo dont, après lui avoir offert les fameuses socquettes, elle découvrira qu’en réalité il couche avec une autre servante, Miyo, bientôt enceinte de lui.

Et cet amour, naïf et ancillaire (lors de la sortie française du livre, l’article de Jean-François Josselin dans Le Nouvel Observateur était titré « L’amant de lady Etsuko »), se transforme en l’exécution d’une jalousie cruelle, excessive, inconsidérée, exacerbée par la frustration sexuelle…

Roman de jeunesse, mais tout de même paru un an après Confession d’un masque [**], Une soif d’amour, que nous connaissons actuellement par l’intermédiaire d’une traduction de l’anglais (un souhait correspondant à l’époque à la volonté instaurée par l’auteur), apparaît déjà comme une œuvre de Yukio Mishima extrêmement particulière, ambiguë et troublante, confondante de pureté dans une réalité glaçante.

 

Michel Sender.

 

[*] Une soif d’amour (Ai no kawaki, 1950 ; Thirst for Love, translated from the Japanese by Alfred H. Marks, Knopf, New York, 1969) de Yukio Mishima, traduit de l’anglais par Léo Lack [Gallimard, 1982], collection « Folio » [1986], éditions Gallimard, Paris, août 2002 ; 256 pages. (En couverture, une photographie de la collection du baron von Stillfried.)

"Une soif d'amour" de Yukio Mishima

[**] Une nouvelle traduction de Confessions d’un masque, directement réalisée du japonais par Dominique Palmé, est désormais diffusée en « Folio ». [La précédente traduction française, publiée en 1972 et titrée Confession d’un masque (au singulier), avait été effectuée de l’anglais par Renée Villoteau.]

"Une soif d'amour" de Yukio Mishima

L’adaptation cinématographique d’Une soif d’amour par Koreyoshi Kurahara, réalisée en 1966, est disponible, sous-titrée en anglais, sur Internet Archive.

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