"Pierre et Jean" de Guy de Maupassant

Publié le par Michel Sender

"Pierre et Jean" de Guy de Maupassant

« Zut ! s’écria tout à coup le père Roland, qui depuis un quart d’heure demeurait immobile, les yeux fixés sur l’eau, et soulevant par moments, d’un mouvement très léger, sa ligne descendue au fond de la mer.

Mme Roland, assoupie à l’arrière du bateau, à côté de Mme Rosémilly invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers son mari :

— Eh bien !… eh bien !… Gérôme !

Le bonhomme, furieux, répondit :

— Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n’ai rien pris. On ne devrait jamais pêcher qu’entre hommes ; les femmes vous font embarquer toujours trop tard.

Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l’un à bâbord, l’autre à tribord, chacun une ligne enroulée à l’index, se mirent à rire en même temps et Jean répondit :

— Tu n’es pas galant pour notre invitée, papa.

M. Roland fut confus et s’excusa :

— Je vous demande pardon, Mme Rosémilly, je suis comme ça. J’invite des dames parce que j’aime me trouver avec elles, et puis, dès que je sens de l’eau sous moi, je ne pense plus qu’au poisson.

Mme Roland s’était tout à fait réveillée et regardait d’un air attendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura :

— Vous avez cependant fait une belle pêche. » [*]

 

C’est la découverte, récemment, de l’édition Garnier-Flammarion d’Antonia Fonyi [**], qui m’a donné envie de relire Pierre et Jean de Guy de Maupassant, roman que j’avais sauté lors de mes précédentes relectures (en avril-mai 2020 sur ce blog) de Mont-Oriol (1887), Fort comme la mort (1889) et Notre Cœur (1890). Peut-être enchaînerais-je ensuite avec Une vie (1883) et Bel-Ami (1885), mon préféré ?

Le texte « Le roman », qui précède classiquement Pierre et Jean, ne m’intéresse pas vraiment, sinon qu’il plaide pour la liberté du romancier, ce qui me convient parfaitement et me suffit.

Court roman en neuf chapitres, Pierre et Jean peut d’ailleurs être considéré comme une longue nouvelle : « Pierre et Jean a seulement une cinquantaine de pages  de plus que la nouvelle Yvette », relevait le critique américain Francis Steegmuller, cité par Pierre Cogny.

Pierre et Jean, surtout, frappe par le tempo du récit et sa composition à la fois simple et ingénieuse, mêlant descriptions réalistes des événements et des lieux (une sortie en mer, le port du Havre, une partie de pêche sur une plage normande) et réflexions psychologiques (l’opposition des deux frères) conçues en spirale et comme une enquête policière.

Dans la famille Roland, le père, Gérôme, ancien bijoutier parisien, est venu s’installer au Havre avec sa femme Louise et leurs deux fils, Pierre, l’aîné, jeune médecin prêt à s’installer, et le cadet, Jean, futur avocat ayant terminé ses études de droit.

On les découvre lors d’une excursion en barque avec Mme Rosémilly, « veuve d’un capitaine au long cours, mort à la mer deux ans auparavant », accompagnés également du « vieux matelot Papagris, surnommé Jean-Bart, chargé de la garde du bateau ».

Cinq ans séparent les deux frères, Pierre et Jean, physiquement et moralement assez dissemblables : Pierre « était exalté, intelligent, changeant et tenace, plein d’utopies et d’idées philosophiques », nous dit Maupassant, tandis qu’il présente Jean comme « aussi blond que son frère était noir, aussi calme que son frère était emporté, aussi doux que son frère était rancunier ».

De son côté, le père Roland semble plutôt un homme fruste et étroit, alors que sa femme garde un caractère rêveur : « Elle aimait les lectures, les romans et les poésies, non pour leur valeur d’art, mais pour la songerie mélancolique et tendre qu’ils éveillaient en elle », précise Maupassant.

De retour de leur sortie en bateau, un notaire, qui vient les voir spécialement, leur annonce que Jean, et exclusivement lui, hérite d’un vieil ami parisien, Léon Maréchal, qui vient de mourir « sans héritiers directs ».

Or, petit à petit, cet héritage particulier de Jean va susciter la jalousie de Pierre et, plus insidieusement, provoquer des doutes dans son esprit. D’abord, la remarque d’un de ses amis, le pharmacien Marowsko, répétant « Ça ne fera pas un bon effet », l’intrigue, puis celle d’une « petite bonne de brasserie », une vague connaissance, qui lui assène à propos de son frère : « Ça n’est pas étonnant qu’il te ressemble si peu », ce qui lui donne à penser que « cette fille avait dû croire que Jean était le fils de Maréchal ».

À partir de là, pendant que son père continue de ne rien voir et de ne rien comprendre, Pierre devient insupportable et cruel envers sa mère, qu’il harcèle et humilie, au point de ne plus pouvoir souffrir le domicile familial et de songer à quitter la ville et ses parents.

Mais, retournement de situation, c’est Jean, après une confession douloureuse de sa mère, qui va faire preuve d’intelligence et de mansuétude tout en trouvant une solution pour son frère…

Ainsi, Pierre et Jean nous apparaît bien comme un drame familial et une tragédie intime dont Maupassant, au plus fort de son art et de son humanité, dessine un tableau bouleversant et subtil.

 

Michel Sender.

 

[*] Pierre et Jean (1888) de Guy de Maupassant, texte établi avec introduction, notes et relevé de variantes par Pierre Cogny, édition illustrée, « Classiques Garnier », éditions Garnier Frères, Paris, novembre 1959 ; LXXXII et 256 pages + cahier illustré de huit pages ; sur le couvre-livre : Maupassant par Nadar (1888).

"Pierre et Jean" de Guy de Maupassant

[**] Pierre et Jean de Guy de Maupassant, édition d’Antonia Fonyi, Garnier-Flammarion, mars 2008 (288 pages ; illustration de couverture de Virginie Berthemet). Pour des raisons de confort typographique, j’ai continué ma lecture avec l’édition de Pierre Cogny, tout en consultant également celle de Mireille Sacotte en Presses Pocket (1989), et, toujours, l’intégrale des Romans de Maupassant par Albert-Marie Schmidt (Albin Michel, 1959).

Illustration d'Albert Lynch (détail)

Illustration d'Albert Lynch (détail)

À noter, dans le roman, cette curieuse remarque de Pierre, à propos des femmes et à l’encontre de la « petite bonne de brasserie ramenée un soir chez elle et revue de temps en temps » : « Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaître dans un rêve ou dans une auréole de luxe qui poétise leur vulgarité. »

Publié dans Littérature

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