"Une vie" de Guy de Maupassant

Publié le par Michel Sender

"Une vie" de Guy de Maupassant

« Jeanne, ayant fini ses malles, s’approcha de la fenêtre, mais la pluie ne cessait pas.

L’averse, toute la nuit, avait sonné contre les carreaux et les toits. Le ciel bas et chargé d’eau semblait crevé, se vidant sur la terre, la délayant en bouillie, la fondant comme du sucre. Des rafales passaient pleines d’une chaleur lourde. Le ronflement des ruisseaux débordés emplissait les rues désertes où les maisons, comme des éponges, buvaient l’humidité qui pénétrait au-dedans et faisait suer les murs de la cave au grenier.

Jeanne, sortie la veille du couvent, libre enfin pour toujours, prête à saisir tous les bonheurs de la vie dont elle rêvait depuis si longtemps, craignait que son père hésitât à partir si le temps ne s’éclaircissait pas ; et pour la centième fois depuis le matin elle interrogeait l’horizon.

Puis elle s’aperçut qu’elle avait oublié de mettre son calendrier dans son sac de voyage. Elle cueillit sur le mur le petit carton divisé par mois, et portant au milieu d’un dessin la date de l’année courante 1819 en chiffres d’or. Puis elle biffa à coups de crayon les quatre premières colonnes, rayant chaque nom de saint jusqu’au 2 mai, jour de sa sortie du couvent.

Une voix, derrière la porte, appela : « Jeannette ! »

Jeanne répondit : « Entre, papa. » Et son père parut. » [*]

 

J’hésitais à relire Une vie, le premier roman de Guy de Maupassant, tellement j’en gardais le souvenir d’un ouvrage laborieux (Maupassant mit plus de six ans à l’écrire), au commencement lénifiant, plein de descriptions interminables, d’exercices de style rebutants et de scènes naturalistes entendues.

Avec le recul, j’en vois l’immense influence flaubertienne, évidente (on pense à Madame Bovary et à Un cœur simple), j’en relève le ton familier des nouvelles de Maupassant avec, en plus, la volonté de composer un tout, une destinée : Une vie. Et, finalement, c’est une époustouflante réussite !

Car la vie de Jeanne, jeune femme sortie du couvent jeune fille, s’assimile à un parcours de déceptions et de désillusions où tout s’acharne à détruire les conventions, où tous les événements conduisent à l’échec ou à la mort.

Jeanne, issue d’une famille aristocratique installée au château des « Peuples » (appellation normande des peupliers), très vite, se marie à un vicomte des environs, Julien de Lamare, et, après un voyage de noces en Corse, débute une existence maritale banale et délétère : « Alors elle s’aperçut qu’elle n’avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire. »

Julien, son mari, s’est emparé de ses biens, le château de ses parents. Il a mis la main, pendant le voyage de noces, sans jamais le lui rendre, sur le peu d’argent personnel qu’elle avait et, installé à demeure, il régente tout, réduit les dépenses, la brime et l’ignore, pour ensuite, sans tarder, la tromper avec sa bonne Rosalie.

Naïve et ingénue, Jeanne n’avait rien vu venir ni rien deviné ou compris. La trahison de Julien avec Rosalie, pour elle plus qu’une servante (« C’est ma sœur de lait, cette fille ; nous avons grandi ensemble », rappelle-t-elle), la décille complètement sur son époux.

C’est pourquoi, enceinte à son tour, elle va reporter tous ses sentiments et toute son affection, sur son fils Paul, au diminutif amusant, « Poulet » (de Paulet, petit Paul, mal prononcé), en qui elle met tous ses espoirs et qui, bien entendu, va la décevoir sans cesse.

À la mort de son mari (tragiquement, dans les bras d’une voisine), puis à celle, coup sur coup, de ses parents (d’abord sa mère, puis son père et sa tante Lison), s’ajoutent les problèmes financiers liés aux dépenses et aux placements calamiteux de son fils, parti du domicile familial et incapable de se gérer.

Une seule consolation s’offre à Jeanne, celle de retrouver Rosalie (elle aussi devenue veuve), qui la prend en charge et l’aide considérablement en lui conseillant de vendre le château, d’acheter une maison plus petite, d’aller de l’avant, de tenir bon : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit », lui dit-elle en conclusion.

Dans Une vie, tout déraille : le mariage, la société, l’Église, la condition des femmes, l’éducation… Voilà en effet le terrible constat, l’humble vérité.

Ainsi, avec ce roman, son premier, encouragé par Flaubert, son maître et son père spirituel, Guy de Maupassant a entrepris et réussi une œuvre pie et nécessaire qui, aujourd’hui encore, nous bouleverse.

 

Michel Sender.

 

[*] Une vie (1883) de Guy de Maupassant, édition d’André Fermigier [1974], collection « Folio classique », éditions Gallimard, Paris, octobre 2022 ; 352 pages, 3 €. [André Fermigier a choisi très judicieusement de suivre la « nouvelle édition revue » d’Une vie, corrigée par Maupassant et parue chez Paul Ollendorff en 1893 et non celle de 1901, fautive — ce qui m’a fait abandonner une ancienne édition du Livre de Poche (© Albin Michel) sans appareil critique qui reprenait cette dernière.]

L’édition originale (Victor Havard, 1883) et celle de 1893 chez Ollendorff portaient en épigraphe (L’humble vérité) et étaient dédiées « À MADAME BRAINNE — Hommage d’un ami dévoué, et en souvenir d’un ami mort ». [Madame Brainne était une amie de Flaubert et de Maupassant, l’ami mort faisant référence à Flaubert, décédé en 1880.]

"Une vie" de Guy de Maupassant

J’ai également consulté le premier volume de « La Bibliothèque du Figaro » dirigée par Jean d’Ormesson : MAUPASSANTBoule de suif, La Maison Tellier, Une vie, Bel-Ami (Le Figaro-Éditions Garnier, Paris, février 2009 ; volume cartonné de 764 pages, 2,90 €) et, bien sûr, l’édition des Romans de Maupassant par Albert-Marie Schmidt (Albin Michel, 1959).

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