"L’Éternel Mari" de Dostoïevski

Publié le par Michel Sender

Couverture du Livre de Poche de 1958

Couverture du Livre de Poche de 1958

« L’été arriva, et Veltchaninov, contre toute attente, resta à Pétersbourg. Le voyage qu’il avait projeté dans le midi de la Russie ne put se faire, et quant à son procès, on n’en voyait pas la fin. Ce procès, au sujet d’une terre, prenait une tournure très fâcheuse. Il paraissait assez simple, et son issue presque indiscutable trois mois auparavant ; mais, brusquement, tout se gâta. « Et en général, tout va de mal en pis. » Souvent maintenant Veltchaninov se répétait cette phrase. Il avait un avocat habile, cher, connu et il ne regardait pas à la dépense. Mais l’impatience et une sorte de méfiance inquiète l’incitèrent à intervenir lui-même dans son affaire : il rédigeait des mémoires que l’avocat jetait tous au panier ; il courait les administrations, s’informait sans cesse et ne faisait probablement que retarder les choses. L’avocat, du moins, s’en plaignait et insistait pour qu’il allât à la campagne ; mais il ne pouvait se résoudre à partir, fût-ce même aux environs de la ville. La poussière, la chaleur étouffante, les nuits blanches de Pétersbourg, si énervantes, voilà ce dont il jouissait à la ville. Il n’avait pas eu de chance non plus avec son appartement, situé quelque part près du Grand Théâtre et qu’il avait loué depuis peu : « Rien ne réussit ! » Son hypocondrie s’aggravait de jour en jour ; d’ailleurs, il y était enclin déjà depuis longtemps. » [*]

 

Écrit à l’automne 1869 à Dresde et paru début 1870 dans la revue Заря (Zaria : « L’Aube », « L’Aurore »), L’Éternel Mari, tantôt classé comme un court roman ou comme une longue nouvelle, reste un livre extrêmement troublant et iconoclaste de Dostoïevski.

Le sujet (« la femme, le mari et l’amant ») pourrait faire rire (l’histoire d’un cocu), sinon que la façon dont Dostoïevski s’en empare devient très vite tragique et déroutante.

Totalement écrit en style indirect, le récit cependant s’appuie sur la présence constante d’Aléxéï Ivanovitch Veltchaninov, un homme de trente-huit ou trente-neuf ans, présenté d’entrée comme maniaque et hypocondriaque, de passage à Saint-Pétersbourg et tombant par hasard, à plusieurs reprises et sans le reconnaître d’emblée, sur « un monsieur au chapeau garni de crêpe », Pavel Pavlovitch Troussotzky.

Cette rencontre fait remonter à la surface la liaison qu’avait eue, neuf ans auparavant dans une ville de province, Veltchaninov avec Natalia Vassilievna, la femme de Troussotzsky.

Quand Aléxéï Ivanovitch revoit Pavel Pavlovitch, sa femme Natalia Vassilievna vient de mourir, ce dernier est veuf et porte le deuil (d’où le crêpe à son chapeau). Il cherche aussi à se confier (« On boit son propre chagrin, et l’on s’en enivre », dit-il) et à renouer avec son « ami » Veltchaninov, se rappeler « le bon vieux temps », etc., ce qui déroute son interlocuteur.

Surtout que Troussotzky parle ouvertement d’un des amants de sa femme, un certain Bagaoutov, et de ses infidélités (pour Veltchaninov, « une de ces femmes, songeait-il, qui paraissent être nées pour être infidèles à leur mari »), mais sans évoquer jamais ses soupçons concernant Veltchaninov et sa femme, avant de lui révéler l’existence de leur fille Lisa, une enfant « d’une huitaine d’années », née huit mois après le départ de Veltchaninov : « Vous êtes parti le 12 septembre et Lisa est née le 8 mai », précise-t-il « naïvement ».

Alors, bien sûr, l’angoisse gagne Aléxéï Ivanovith, d’autant plus qu’il apprend dans le même temps que Lisa est malade et constate que Pavel Pavlovitch la laisse partir chez des amis de Veltchaninov sans plus s’en préoccuper.

Il faut rapporter que Troussotzky songe déjà à se remarier avec une jeune fille de quinze ans et emmène avec lui, presque de force, Veltchaninov pour la rencontrer avec sa famille. Il multiplie les confidences envers lui et semble l’aimer beaucoup, alors qu’en réalité il le déteste, allant même jusqu’à tenter une nuit de l’assassiner avec un rasoir !

Ainsi Veltchaninov, qui qualifiait dans sa tête et ouvertement Troussotzky d’ « éternel mari », un être finalement faible et insignifiant, prend peur devant ses insistances d’amour-haine…

Avec L’Éternel Mari, en plus d’inventer un « type » de personnage romanesque et psychologique, Dostoïevski nous plonge, sous des apparences de comédie (l’ouvrage a plusieurs fois été adapté au théâtre), avec un malaise profond, dans un maelstrom de noirceur mentale.

 

Michel Sender.

 

[*] L’Éternel Mari (Вечный муж, 1870) de Féodor Dostoievski, préface de Pierre Gascar [1958], traduction et notice de Boris de Schloezer [© Gallimard, 1936], Le Livre de Poche, Paris, 3e trimestre 1963 ; 256 pages (volume broché-cartonné, couverture toilée rouge). [La traduction de L’Éternel Mari par Boris de Schloezer, aujourd’hui disponible en « Folio » avec une préface de Roger Grenier, parut pour la première fois aux éditions de la Pléiade de Jacques Schiffrin en 1924 à Paris.]

"L’Éternel Mari" de Dostoïevski

J’ai également consulté la traduction de Dominique Arban au Club Français du Livre (1957, disponible au Livre de Poche) et celle de Bernard Kreise (L’Âge d’Homme, 1988) reprise en « Librio » en 1996 (160 pages, 10 F).

Publié dans Littérature

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