"Légendes" de Robert Littell
« Ils avaient fini par se décider à goudronner les sept kilomètres de piste qui reliaient le village de Prigorodnaïa à la route à quatre voies Moscou-Saint-Pétersbourg. Le prêtre du coin, réapparaissant après une semaine de beuverie, brûla des cierges en cire d’abeille à Innocent d’Irkoutsk, le saint qui, dans les années 1720, avait rétabli la route de la Chine et s’apprêtait maintenant à apporter la civilisation à Prigorodnaïa sous forme d’un ruban goudronné orné d’une bande blanche fraîchement peinte en son milieu. Les paysans, qui savaient un peu mieux comment fonctionnait Mère Russie, jugèrent plus vraisemblable d’associer cette incursion du progrès, si c’était bien ainsi qu’il fallait l’appeler, à l’achat, quelques mois plus tôt, de la vaste datcha en bois de feu le peu regretté Lavrenti Pavlovitch Beria par un personnage que l’on ne connaissait que sous le surnom de l’Oligarkh. On ne savait pratiquement rien de lui. » [*]
Depuis L’Hirondelle avant l’orage (voir ce blog le 23 avril 2010) puis la découverte de Requiem pour une révolution [**], j’ai une grande admiration pour Robert Littell, écrivain américain qui vit en France.
Pendant plus de cinquante ans, les livres de Robert Littell en France se sont promenés entre des éditeurs du groupe de la Cité (Presses de la Cité, Plon, Julliard), puis Denoël, et ensuite Buchet-Chastel et Flammarion, avant Baker Street (beaucoup ont d’ailleurs été publiés sous la direction de Cynthia Liebow) et de nouveau Flammarion.
En collections de poche, on a trouvé ainsi Robert Littel en « 10/18 », « Folio », « Points » et « J’ai lu » selon les années : depuis quelques mois, « J’ai lu » reprend petit à petit plusieurs titres, dont le monumental La Compagnie (Le grand roman de la CIA), remarquable saga de l’espionnage (que j’avais lu en « Points » !).
J’en profite ainsi pour découvrir des ouvrages que je ne connaissais pas, par exemple Légendes (« roman de la dissimulation »), un peu comme un complément à La Compagnie (paru deux ans avant), et dont le thème a depuis été largement popularisé par plusieurs séries télévisées.
Mais, si Légendes reste bien un roman d’espionnage, Robert Littell ne fait jamais rien comme les autres.
Au moment où l’on croit bien avoir cerné le protagoniste principal, Martin Odum, détective privé à Brooklyn, intervient Dante Pippen, spécialiste en explosifs irlandais au service du Hezbollah, à moins qu’il ne s’agisse de l’universitaire Lincoln Dittmann, historien de la guerre de Sécession et plus particulièrement de la bataille de Fredericksburg (au point de la raconter comme s’il y avait participé en personne), ou encore de Jozef Kafkor, réfugié polonais avec un passeport canadien.
Si bien que l’enquête (la recherche d’une personne disparue) qu’entreprend le détective Martin Odum et qui le mène successivement en Israël, puis à Londres, ensuite en Russie, puis à Belfast (dans l’État de New York) et de nouveau à Brooklyn, se heurte aux nombreux empêchements de la CIA, son ancien employeur, et l’oblige à utiliser (jusqu’au point de rupture qui menace son psychisme) toutes les ressources de ses diverses légendes…
En romancier amoureux à la fois de l’histoire, de la réalité et de la fiction, Robert Littell baigne comme un poisson dans l’eau des multiples identités que prennent ses personnages, des embûches qu’ils traversent et des ressorts humains qui les animent.
De plus, lu plusieurs années après sa première parution, Légendes n’a pas pris une ride et demeure actuel, presque intemporel dans une actualité toujours mouvante, en ce qu’il nous éclaire aussi le présent.
Michel Sender.
[*] Légendes (Legends : a Novel of Dissimulation, 2005) de Robert Littell, traduit de l’anglais (États-Unis) par Natalie Zimmermann [Flammarion, 2005], éditions J’ai lu, Paris, mai 2007 ; 480 pages, 8,50 € (réimpression de mai 2022).
[**] Requiem pour une révolution (The Revolutionist, 1988) de Robert Littell, traduit par Julien Deleuze, publié en 2014 chez Baker Street, était en fait, sous un autre titre, la réédition de Les Larmes des choses, précédemment paru en 1989 chez Julliard, dans la même traduction.