"La Maison Nucingen" d'Honoré de Balzac

Publié le par Michel Sender

"La Maison Nucingen" d'Honoré de Balzac

« Vous savez combien sont minces les cloisons qui séparent les cabinets particuliers dans les plus élégants cabarets de Paris. Chez Véry, par exemple, le plus grand salon est coupé en deux par une cloison qui s’ôte et se remet à volonté. La scène n’était pas là, mais dans un bon endroit qu’il ne me convient pas de nommer. Nous étions deux, je dirai donc, comme le Prud’homme de Henri Monnier : « Je ne voudrais pas la compromettre. » Nous caressions les friandises d’un dîner exquis à plusieurs titres, dans un petit salon où nous parlions à voix basse, après avoir reconnu le peu d’épaisseur de la cloison. Nous avions atteint au moment du rôti sans avoir eu de voisins dans la pièce contiguë à la nôtre, où nous n’entendions que les pétillements du feu. Huit heures sonnèrent, il se fit un grand bruit de pieds, il y eut des paroles échangées, les garçons apportèrent des bougies. Il nous fut démontré que le salon voisin était occupé. En reconnaissant les voix, je sus à quels personnages nous avions affaire. » [*]

 

Écrite fin 1837, La Maison Nucingen, qui devait paraître dans La Presse, fut refusée par son directeur Émile de Girardin et ne parut qu’un an plus tard chez Werdet, en deux tomes très étirés, au milieu de trois « fragmens des études de mœurs au XIXe siècle », entre La Femme supérieure (qui deviendra plus tard Les Employés) et La Torpille (le commencement de Comment aiment les filles et de Splendeurs et Misères des courtisanes).

Dans une longue préface de plus de cinquante pages datée de septembre 1838, Balzac évoque les problèmes de « la Propriété Littéraire » (« une nécessité nouvelle ») et le mal fait par les contrefaçons belges ou « par le Vaudeville qui met en coupe réglée les bois qu'elle a semés ». Il se justifie de la publication de ces fragments (« Plus tard, il se pourrait que tous ces morceaux fissent une mosaïque », précise-t-il avec justesse) par ses besoins d’argent et ses difficultés rencontrées avec la presse :

« Les fragmens de l’œuvre entreprise par l’auteur subissent alors les lois capricieuses du goût et de la convenance des marchands. Tel journal a demandé un morceau qui ne soit ni trop long, ni trop court, qui puisse entrer dans tant de colonnes et à tel prix. L’auteur va dans son magasin, dit : J’ai la Maison Nucingen ! Il se trouve que la Maison Nucingen qui convient pour la longueur, pour la largeur, pour le prix, parle de choses trop épineuses qui ne cadrent point avec la politique du journal. La Maison Nucingen demeure sur les bras de l'auteur. »

Balzac considérait La Maison Nucingen, comme un complément indispensable à César Birotteau, composé dans la même période et publié dans des conditions de rapidité extrême en deux volumes de supplément au Figaro en décembre 1837.

D’autre part, La Maison Nucingen apparaît comme une suite au Père Goriot en ce qui concerne Delphine Goriot, un de ses filles, épouse du baron Nucingen et devenue la maîtresse d’Eugène de Rastignac.

Dans cette nouvelle, sous la forme de dialogues très enlevés de journalistes réunis dans un des salons particuliers d’un restaurant parisien connu (Albert Prioult remarque que cela se rapproche de la méthode formelle de Diderot dans Le Neveu de Rameau ou Jacques le Fataliste), Balzac s’attache à la Haute Finance et plus particulièrement à la figure du banquier Nucingen et à comment il est parvenu à devenir un des hommes les plus prospères de France.

Dans leur conversation les gazetiers Finot, Blondet, Couture et Bixiou dressent comme un panorama des agents, courtiers et autres affairistes de la finance ou qui hantent les couloirs de la Bourse, de leurs accointances avec des entrepreneurs, des hommes politiques ou des fonctionnaires pour faire courir des rumeurs.

En cela, Nucingen se sert également de sa femme et de son amant, Rastignac, pour organiser sa « troisième liquidation » et, au bout du compte, après moult manœuvres qui laissent certains sur le carreau et en enrichissent d’autres, doubler, voire tripler, sa fortune…

Dans La Maison Nucingen, Balzac a ainsi mobilisé toutes ses connaissances et de nombreux personnages, petits et grands, de La Comédie humaine pour développer ses Études de mœurs et Scènes de la vie parisienne, et en venir à « une vérité pécuniaire » : « Le débiteur est plus fort que le créancier », avant de conclure plus sévèrement : « Les lois sont des toiles d’araignées à travers lesquelles passent les grosses mouches et ou restent les petites. »

Vous pensiez Balzac inactuel ?

 

Michel Sender.

 

[*] La Maison Nucingen (1838) d’Honoré de Balzac, dans : Honoré de Balzac, La Comédie humaine, XII, César Birotteau, La Maison Nucingen, Comment aiment les filles (Splendeurs et Misères des courtisanes I), notices et notes d’Albert Prioult, collection « Les Classiques du Monde », Fernand Hazan, Paris, février 1950 ; 748 pages.

Zulma Carraud en 1827

Zulma Carraud en 1827

Dès l’édition Werdet de 1838 (en fait, Edmond Werdet était déclaré en faillite depuis mai 1837 mais, ayant négocié avec ses créanciers, publiait ses derniers livres, dont La Femme supérieure de Balzac en deux volumes ; Balzac signa ensuite avec Gervais Charpentier la réédition de certaines de ses œuvres et avec Hippolyte Souverain pour de nouveaux romans), La Maison Nucingen était dédiée (« Aux Jardies, août 1838 ») à Zulma Carraud, sa grande amie (dont il orthographiait souvent le nom : Caraud).

Publié dans Littérature

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