"L'Archipel du Goulag" d'Alexandre Soljénitsyne

Publié le par Michel Sender

"L'Archipel du Goulag" d'Alexandre Soljénitsyne

« Dédié

à ceux à qui la vie a manqué

pour raconter ces choses.

Et qu’ils me pardonnent

de n’avoir pas tout vu,

de n’avoir pas tout retenu,

de n’avoir pas tout deviné.

 

En l’an 1949, nous tombâmes, quelques amis et moi, sur une note remarquable publiée dans la revue de l’Académie des sciences, la Nature. Il y était dit, en petits caractères, qu’à l’occasion d’une campagne de fouilles dans le bassin de la Kolyma, on avait d’une façon ou d’une autre découvert une lentille de glace souterraine, témoin d’un courant ancien pris par le gel, et, dans ce courant, pris eux aussi par le gel, des représentants d’une faune fossile remontant à une dizaine de milliers d’années. Poissons ou tritons, ils s’étaient conservés dans un tel état de fraîcheur, au témoignage du savant correspondant de la revue, que les participants, la glace une fois fondue, les avaient mangés surlechamp AVEC PLAISIR.

Le petit nombre de lecteurs de cette revue durent sans doute n’être pas peu étonnés d’apprendre que la chair de poisson était capable de se conserver si longtemps dans la glace. Mais bien moins nombreux encore furent ceux qui purent pénétrer le sens véritable et héroïque de cette note imprudente.

Nous, nous comprîmes surlechamp. Nous nous sommes représenté avec vivacité toute la scène, jusque dans ses moindres détails : les participants fendant la glace avec une précipitation exacerbée ; foulant aux pieds les sublimes intérêts de l’ichtyologie, jouant des coudes, les voilà qui se disputent les morceaux d’une chair millénaire, ils les traînent jusqu’au feu, les dégèlent et se rassasient.

Si nous avons compris, c’est que nous étions nousmêmes de ces participants, que nous étions membres de cette puissante tribu des z/k, la seule sur cette terre à être capable de manger du triton AVEC PLAISIR. » [*]

 

Un documentaire vu récemment sur Arte.tv [**] m’a incité à reprendre les trois épais volumes, imprimés en tous petits caractères, des premières éditions françaises de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljénitsyne.

En juin 1974, nous n’eûmes que le premier tome du livre, puisque la connaissance intégrale de L’Archipel du Goulag s’étala sur plusieurs mois : le tome 2 parut en novembre 1974 et le troisième en mars 1976.

En fait, achevé depuis mai 1968 et transmis en Occident, l’ouvrage avait été maintenu secret jusqu’à ce que, en septembre 1973, Alexandre Soljénitsyne prenne la décision, en urgence, de le faire éditer, par la déclaration suivante :

« Le cœur contraint, je me suis abstenu des années durant de faire imprimer ce livre pourtant achevé. Le devoir envers ceux qui étaient encore en vie l’emportait sur celui envers les morts. Mais aujourd’hui que, de toute façon, la Sécurité d’État s’est emparée de l’ouvrage, il ne me reste plus rien d’autre à faire qu’à le publier sans délai. »

Composé à toute vitesse, le premier volume était alors paru en russe à Paris, chez Ymca Press, aux derniers jours de décembre. Cela provoqua une déflagration mondiale : la traduction française sortit dans les six mois mais, surtout, entre-temps, Alexandre Soljénitsyne, en Union soviétique, avait été arrêté puis expulsé vers l’Allemagne, en février 1974.

En réalité, le monde littéraire français connaissait Alexandre Soljénitsyne depuis la publication, en 1963, d’Une journée d’Ivan Denissovitch et de La Maison de Matriona, suivis de versions parfois incomplètes, en 1968, de deux importants romans : Le Pavillon des cancéreux et Le Premier Cercle.

Ces livres suffirent à ce que Soljénitsyne, en 1970, obtienne le Prix Nobel de littérature. Mais nous ignorions encore l’existence de L’Archipel du Goulag qui, effectivement, en 1974, fit l’effet d’une bombe !

Non pas que les spécialistes soient surpris de la dénonciation du Goulag (de nombreux témoignages existaient déjà) mais surtout à cause de l’absurde campagne de dénigrement lancée par le parti communiste français (bien loin d’avoir fait sa perestroïka) et qui enflamma la gauche hexagonale.

Pourtant, il faut se souvenir du sous-titre du livre : Essai d’investigation littéraire, doublé, bien sûr, d’un Mémorial, d’une volonté de regrouper des récits, d’en être le « dépositaire ». Et, avant tout, Soljénitsyne demeure un écrivain, longtemps « souterrain », comme il en a parlé encore dans Le Chêne et le Veau, mais résolument offensif et percutant.

C’est ainsi que L’Archipel du Goulag, un grand livre évidemment politique, reste, cinquante ans après et pour toujours — quels que soient les débats autour de son auteur ou de certaines de ses prises de position — un extraordinaire monument historique et littéraire, à lire absolument.

 

Michel Sender.

 

[*] L’Archipel du Goulag (Архипелаг ГУЛАГ, 1973) — 1918-1956, essai d’investigation littéraire — d’Alexandre Soljénitsyne, Première et deuxième parties, traduction française réalisée par Jacqueline Lafond, José Johannet, René Marichal, Serge Oswald et Nikita Struve, éditions du Seuil, Paris, juin 1974 ; 448 pages.

"L'Archipel du Goulag" d'Alexandre Soljénitsyne

[**] « L'Archipel du Goulag », la révélation de Jérôme Lambert et Philippe Picard, France, 2023 ; 56 minutes (disponible sur Arte.tv du 13/03/2024 au 17/10/2024).

Publié dans Littérature

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