"La Bergère et le Ramoneur" d'Andersen (complément)

Publié le par Michel Sender

Illustration de Bertall

Illustration de Bertall

« LA BERGÈRE ET LE RAMONEUR

 

Avez-vous jamais vu un vieux bahut que l'âge a rendu bien sombre, bien noir, et sur les pans duquel un ciseau plus ou moins habile a sculpté des feuilles, des fleurs, des fruits et autres curieux arabesques ? Hé bien, c'est précisément un meuble de ce genre qui se trouvait dans le salon du rez-de-chaussée d'une maison. Il avait été transmis au propriétaire par sa trisaïeule, et l'artiste l'avait décoré du haut en bas de guirlandes de roses et de tulipes. Sous son ciseau exercé, les lignes avaient dû subir les plus étranges déviations, et quelques-unes d'entre elles se terminaient en petites têtes de cerf surmontées de magnifiques andouillers. Sur la devanture, il avait représenté un homme de grandeur naturelle. En le voyant, vous auriez bien ri. Quant à lui, il ricanait ; car ce n'est pas le rire qui peut ainsi contracter les traits du visage. Il avait les jambes d'un bouc, de petites cornes sur sa tête et une longue barbe. Les enfants qui jouaient dans ce salon l'appelaient toujours M. le lieutenant-colonel-commandant-général Jambe-de-Bouc ; car c'était là une enfilade de titres et de noms difficiles à prononcer, et qu'il est donné à bien peu de personnes d'avoir le droit de porter. Notre homme avait les yeux constamment fixés sur une étagère placée entre les deux fenêtres sous une glace ; sur cette étagère se trouvait une jolie petite bergère en porcelaine. Ses souliers étaient dorés, son jupon était gentiment retroussé à mi-jambe au moyen d'une rose rouge ; elle avait, en outre, un bonnet d'or et à la main une houlette. Oh ! c'était bien vraiment une charmante créature ! Tout près d'elle était placé un petit ramoneur noir comme du charbon, bien que lui aussi fût en porcelaine : il était aussi propre, aussi net que jamais ramoneur a pu l'être. Au reste, il n'avait que la prétention d'être un ramoneur : le fabricant de porcelaine en eût tout aussi facilement pu faire un prince. Pour un habile homme comme lui, c'eût été absolument la même chose.

Il se tenait là dans une attitude tout à fait galante avec son sac et sa brosse à la main, tout aussi joli de figure que la petite fille ; ce qui évidemment était une faute de l'artiste, qui aurait au moins dû lui noircir un peu le visage. Il faisait pendant à la bergère ; l'un ne pouvait aller sans l'autre. Or, comme ils se trouvaient là côte à côte, ils convinrent tous deux de s'épouser. Ils s'accordaient si bien ! tous deux ils étaient jeunes, faits de la même pâte de porcelaine, et l'un aussi fragile que l'autre.

Tout de suite après eux venait une autre statuette, mais trois fois plus grande : c'était un vieux magot de la Chine faisant de continuelles révérences. Lui aussi était en porcelaine, et il se prétendait le grand-père de la petite bergère. Quoiqu'il lui eût été bien difficile d'en fournir la preuve authentique, il n'en persistait pas moins à réclamer sur elle tous les droits qui découlent de l'autorité paternelle. Aussi avait- il fait un signe de tête favorable à M. le lieutenant-colonel-commandant-général Jambe-de-Bouc, qui était un des prétendants à la main de la bergère : — Voilà un mari qui vous convient, lui dit le vieux Chinois, un mari qui me fait l'effet d'être d'acajou massif, et qui est à même de faire de vous une madame la lieutenante-colonelle-commandante-générale Jambe-de-Bouc. Il a tout un bahut rempli d'argenterie, sans compter ce qui se trouve dans les tiroirs à secret.

— Je ne veux point aller dans le sombre bahut, répondit la petite bergère ; j'ai entendu dire que votre prétendant y retient déjà renfermées onze femmes en porcelaine.

— Hé bien repartit le magot de la Chine, vous ferez la douzième. Cette nuit même, dès que nous entendrons le vieux bahut faire crac, vos noces auront lieu, aussi vrai que je suis un magot de la Chine ! Et en parlant de la sorte, il secoua la tête, puis s'endormit.

Mais la petite bergère commença à crier, et elle regarda d'un air tendre son bien-aimé ramoneur en porcelaine : — Il faut que je vous demande, lui dit-elle, de vous en venir avec moi courir le monde, car nous ne pouvons plus rester ici.

— Je ferai tout ce qui vous plaira, répondit le petit ramoneur ; partons ensemble. J'ose dire que je suis en état de subvenir à tous vos besoins par l'exercice de ma profession.

— Qu'il me tarde donc d'être en sûreté loin de cette étagère, reprit la bergère ; car je ne serai jamais heureuse tant que nous ne courrons pas le monde ensemble.

Le ramoneur essaya alors de lui donner bon courage, lui apprit à placer ses petits pieds sur les angles saillants et sur les ornements en bronze doré qui décoraient les supports de l'étagère, et alors ils se trouvèrent tous deux sains et saufs sur le parquet. Tous les cerfs sculptés sur le vieux bahut avancèrent encore davantage leurs têtes, agitèrent leurs bois, et, pleins de surprise, se mirent à regarder ce qui allait se passer, tandis que M. le lieutenant-colonel-commandant-général Jambe-de-Bouc, sautant en l'air, cria au vieux magot de la Chine tout à travers le salon : — Les voilà qui se sauvent ! les voilà qui se sauvent !

Ceci les effraya terriblement, et ils sautèrent aussi prestement qu'ils purent dans un tiroir ménagé sous l'entablement de la fenêtre. Il s'y trouvait trois ou quatre jeux de cartes et un jeu de marionnettes, qu'on avait placé là les uns sur les autres et tant bien que mal. Ils représentaient juste en ce moment un petit divertissement, et toutes les dames (cœur, carreau, trèfle et pique) étaient rangées sur le devant, s'éventant avec des fleurs, comme nous le voyons faire sur les cartes ; derrière elles, se trouvaient placés tous les valets, prêts à leur obéir en tout ce qu'il leur plairait d'ordonner. Le sujet du divertissement était deux personnes qui voulaient se marier, et qui en étaient empêchées. À cette vue, la bergère se prit à crier, car c'était là précisément sa propre histoire : — Je ne saurais supporter un pareil spectacle, dit-elle ; il faut à tout prix que je quitte ce tiroir. Mais quand, revenus sur le parquet, ils regardèrent l'étagère, ils aperçurent le vieux magot de la Chine qui s'était réveillé, et qui tremblait de tout son corps, quoique, à partir de sa veste, il ne fût plus jusqu'en bas qu'une masse de porcelaine.

— Oh ! voilà le vieux magot qui arrive ! s'écria la petite bergère ; et elle tomba alors sur ses genoux de porcelaine, tant elle se trouva en ce moment accablée de douleur.

— Il me vient une idée, dit le ramoneur. Si nous nous fourrions dans le grand vase de porcelaine placé dans ce coin sur une colonnette de marbre ? Nous nous y trouverions sur des feuilles de roses et de lavande, et nous lui en jetterions la poussière aux yeux quand il viendra à nous.

— Cela ne nous servirait à rien, répondit-elle. D'ailleurs je sais que le vieux magot et le grand vase ont été autrefois promis l'un à l'autre. Quand des gens ont été une fois sur ce pied-là ensemble, il en reste toujours un fonds secret de tendresse. Non, il n'y a de salut à espérer pour nous que si nous parvenons à prendre la clef des champs pour pouvoir courir le monde.

― Avez-vous réellement assez de courage pour venir courir le monde avec moi ? demanda le ramoneur. Avez-vous réfléchi combien il est vaste, et qu'une fois partis il ne nous sera plus possible de revenir ?

— J'ai songé à tout cela, répondit-elle.

Alors le ramoneur la regarda dans le blanc des yeux : — Mon chemin à moi, lui dit- il, c'est par la cheminée. Êtes- vous bien décidée à m'y suivre, à grimper dans le tuyau ? Une fois que j'y serai, je saurai bien nous tirer d'affaire. Nous grimperons jusqu'à ce que nous nous trouvions hors de leur portée, et à l'extrémité du tuyau se trouve une ouverture par laquelle on entre dans l'immensité.

Tout en parlant ainsi, il la conduisit dans l'âtre : — Oh ! qu'il fait sombre ici ! s'écria-t-elle. Mais elle ne l'en suivit pas moins dans le tuyau de la cheminée où elle grimpa avec lui, quoiqu'il y fît aussi noir que dans un four.

— Enfin, nous y voilà, lui dit-il, et il lui montra une magnifique étoile qui brillait tout en haut dans le ciel que laissait apercevoir l'orifice situé à l'extrémité du tuyau.

C'était bien véritablement une étoile du ciel qui semblait luire, comme pour leur montrer le chemin qu'ils devaient suivre. Et ils grimpaient toujours, toujours, se hissant l'un l'autre dans ce réduit si affreusement obscur ; et le petit ramoneur la soutenait, et lui montrait les meilleurs endroits pour qu'elle y posât ses petits pieds de porcelaine. Ils arrivèrent de la sorte au faîte de la cheminée. Alors ils s'assirent, car ils étaient horriblement fatigués ; et de fait il y avait bien de quoi.

Le ciel avec toutes ses étoiles se développait au-dessus de leurs têtes, et ils apercevaient à leurs pieds les toits de toutes les maisons d'alentour. Quel coup d'œil ! Quelle magnifique vue de l'univers ils avaient là ! La pauvre bergère n'avait jamais pu se faire une idée de ce que c'était que l'immensité ; elle pencha sa tête sur la poitrine du petit ramoneur, fondit en larmes, et sanglota à en faire détacher la boucle d'or de sa ceinture : — C'est trop pour moi, dit-elle alors ; je ne pourrai jamais le supporter. L'univers est trop grand. Oh ! que ne suis-je encore sur mon étagère, entre les deux fenêtres, devant la glace ! Il n'y aura pas de bonheur pour moi tant que je n'y serai pas revenue. J'ai consenti à vous suivre et à courir le monde avec vous ; mais maintenant, si vous avez quelque attachement pour moi, vous ne demanderez pas mieux que de me ramener à la place que j'ai quittée pour vous.

Et le petit ramoneur essaya de lui faire entendre raison. Il lui rappela le vieux magot de la Chine et M. le lieutenant-colonel-commandant-général Jambe-de-Bouc ; mais à tout cela elle ne répondait qu'en sanglotant encore davantage et en embrassant son cher petit ramoneur, de sorte qu'il ne put pas lui refuser ce qu'elle lui demandait, et aussi bien il y eût eu folie à le lui refuser.

Ils redescendirent donc le long du tuyau de la cheminée, mais avec tout autant de peine et de difficulté qu'il leur en avait coûté pour le remonter. La tâche désagréable que c'était donc là ! Enfin, ils arrivèrent à se trouver tout près de l'orifice où est disposé l'âtre. Ils écoutèrent alors attentivement ; mais le calme le plus silencieux régnait dans tout le salon. Ils se hasardèrent enfin à y jeter un coup d'œil ; mais, hélas ! quel fut alors le premier objet qui leur frappa la vue ? Le vieux magot de la Chine étendu tout de son long au milieu de la pièce : il était tombé de l'étagère, en essayant de courir après eux, et s'était cassé en deux ; tout son buste était resté entier, mais sa tête était allée rouler dans un coin. M. le lieutenant-colonel-commandant-général Jambe-de-Bouc était toujours à la même place qu'autrefois, méditant sur ce désastre.

— Oh ! l'horrible spectacle ! s'écria la petite bergère. Mon pauvre grand-père est brisé en morceaux, et tout cela par notre faute. Oh ! je ne me le pardonnerai jamais ! et elle tordait ses jolies petites mains.

— On peut le raccommoder, dit le ramoneur ; on peut parfaitement le raccommoder. Ne vous chagrinez pas tant. Qu'on le cimente bien par derrière ; puis qu'on lui enfonce un bon clou dans le cou, et il sera aussi bon que neuf, capable de faire de tout aussi mauvais compliments que par le passé.

— Le croyez-vous bien ? lui demanda-t-elle. Et alors ils grimpèrent sur l'étagère, où ils reprirent chacun la place qu'ils avaient précédemment occupée.

— Voyez un peu quel chemin nous avons fait ! dit le ramoneur ; nous eussions aussi bien fait de nous épargner tout ce tracas.

—O que ne donnerais-je pas, s'écria la petite bergère, pour que mon pauvre grand-père fût raccommodé ! Croyez-vous que cela coûterait cher ?

Effectivement on le raccommoda. Le maître de la maison fit joindre, au moyen d'un mastic, les morceaux de derrière du magot, et lui fit passer un fort rivet par le cou. Alors il se trouva aussi bon que neuf.

— M'est avis que vous avez bien grandi depuis votre accident, dit alors au ramoneur M. le lieutenant-colonel-commandant-général Jambe-de-Bouc. M'est avis pourtant que vous n'avez aucune raison pour faire ainsi le fier. Voyons, l'aurai-je ou ne l'aurai-je pas ?

Si vous aviez vu le touchant regard que le ramoneur et la bergère dirigèrent alors vers le vieux magot ; ils avaient si peur de lui voir remuer la tête ! Mais cela lui était impossible, et il lui répugnait beaucoup d'avouer à un étranger qu'il avait maintenant un rivet passé à travers le cou. C'est ainsi que la petite paire d'amants de porcelaine purent rester ensemble. Ils bénirent mille fois le rivet passé à travers le cou de leur grand-père, et s'aimèrent mutuellement jusqu'au moment où tous deux tombèrent à terre et se brisèrent en mille morceaux. » [*]

 

[*] La Bergère et le Ramoneur (pp. 273-284), dans : Gustave Nieritz, Auguste ou le Petit Tambour d’Allemagne (Histoire du temps de la campagne de Russie), traduction revue et remaniée par Jean-Baptiste-Joseph Champagnac, Belin-Leprieur et Morizot éditeurs, Paris, [1850] ; 288 pages (BnF Gallica et Google Books : Ateneo Barcelonés Biblioteca).

"La Bergère et le Ramoneur" d'Andersen (complément)

Complément

 

Après vous avoir proposé La Bergère et le Ramoneur (voir ce blog le 12 mars 2024) dans la traduction française de David Soldi, que je pensais être la première en notre langue (dans les Contes d’Andersen, Librairie de Louis Hachette, Paris, 1856), j’ai découvert une autre version de ce texte, que je décide de vous donner également intégralement.

C’est en consultant des bibliographies sur La Bergère et le Ramoneur que j’ai trouvé que le volume d’Auguste ou le Petit Tambour d’Allemagne de Gustave Nieritz, traduit de l’allemand par Jean-Baptiste-Joseph Champagnac et paru en 1850 chez Belin-Leprieur et Morizot à Paris, comportait, non mentionnée en page de titre et sans nom d’auteur (pouvant donc faire penser qu’il s’agissait également d’une œuvre de Karl Gustav Nieritz), une dernière partie — sans aucun lien avec le reste du livre qui traite de la campagne de Russie en 1812 — intitulée « La Bergère et le Ramoneur », figurant d’ailleurs ensuite dans la « Table des matières ».

À la lecture, il s’agit indéniablement d’une traduction intégrale (que je ne trouve pas mauvaise du tout) du conte d’Andersen (je vous laisse en juger).

Une curiosité.

À noter cependant : en 1848, les mêmes éditeurs parisiens ont publié Contes pour les enfants de Hans Christian Andersen, traduits du danois par V. Caralp (disponible sur Gallica). La Bergère et le Ramoneur n’y figure pas, mais peut-être avait-il été traduit sans être retenu, avant de se retrouver en « bonus » chez Gustav Nieritz ? Mais pourquoi ne pas donner le nom de l’auteur ?

Quant à V. Caralp, il pourrait être le pseudonyme de Philarète Chasles (1798-1873) qui avait signé « V. Caralp » une notice très hostile à Honoré de Balzac dans le Dictionnaire de la conversation et de la lecture de William Duckett. D’autres sources signalent V. Caralp comme le pseudonyme de François Garay (1796-1873).

 

Michel Sender.

Publié dans Littérature

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