"Le Compagnon du Tour de France" de George Sand

Publié le par Michel Sender

"Le Compagnon du Tour de France" de George Sand

« Le village de Villepreux était, au dire de M. Lerebours, le plus bel endroit du département de Loir-et-Cher, et l’homme le plus capable dudit village était, au sentiment secret de M. Lerebours, M. Lerebours lui-même, quand la noble famille de Villepreux, dont il était le représentant, n’occupait pas son majestueux et antique manoir de Villepreux. Dans l’absence des illustres personnages qui composaient cette famille, M. Lerebours était le seul dans tout le village qui sût écrire l’orthographe irréprochablement. Il avait un fils qui était aussi un homme capable. Il n’y avait qu’une voix là-dessus, ou plutôt il y en avait deux, celle du père et celle du fils, quoique les malins de l’endroit prétendissent qu’ils étaient trop honnêtes gens pour avoir entre eux deux volé le Saint-Esprit.

Il est peu de commis-voyageurs fréquentant les routes de la Sologne pour aller offrir leur marchandise de château en château, il est peu de marchands forains promenant leur bétail et leurs denrées de foire en foire, qui n’aient, à pied, à cheval ou en patache, rencontré, ne fût-ce qu’une fois en leur vie, M. Lerebours, économe, régisseur, intendant, homme de confiance des Villepreux. J’invoque le souvenir de ceux qui ont eu le bonheur de le connaître. N’est-il pas vrai que c’était un petit homme très sec, très jaune, très actif, au premier abord sombre et taciturne, mais qui devenait peu à peu communicatif jusqu’à l’excès ? C’est qu’avec les gens étrangers au pays il était obsédé d’une seule pensée, qui était celle-ci : Voilà pourtant des gens qui ne savent pas qui je suis ! — Puis venait cette seconde réflexion, non moins pénible que la première : Il y a donc des gens capables d’ignorer qui je suis ! — Et quand ces gens-là ne lui paraissaient pas tout à fait indignes de l’apprécier, il ajoutait pour se résumer : « Il faut pourtant que ces braves gens apprennent de moi qui je suis. »

Alors il les tâtait sur le chapitre de l’agriculture, ne se faisant pas faute, au besoin, de captiver leur attention par quelque énorme paradoxe ; car il était membre correspondant de la société d’agriculture de son chef-lieu, et il n’en était pas plus fier pour cela. S’il réussissait à se faire questionner, il ne manquait pas de dire : J’ai fait cet essai dans nos terres. Et si on l’interrogeait sur la qualité de ces terres, il répondait : Elles ont toutes les qualités. Il y a quatre lieues carrées d’étendue ; nous avons donc du sec, du mouillé, de l’humide, du gras, du maigre, etc. » [*]

 

Cinq ans avant Le Meunier d’Angibault (voir ce blog le 20 mars 2024), avec Le Compagnon du Tour de France, un roman inspiré directement par Le Livre du Compagnonnage (1839) d’Agricol Perdiguier, George Sand, sous l’influence de Pierre Leroux, amorça un tournant socialiste de son œuvre, tout en souhaitant conserver une valeur morale à son œuvre.

Écrit très vite dans la foulée de sa rencontre avec Perdiguier, Le Compagnon du Tour de France, reprenant les conceptions du compagnonnage et les partages d’une franc-maçonnerie de labeur, demeure un livre hybride mêlant aspirations rousseauistes et romances romantiques découragées par la société.

Situé historiquement en 1823, un moment où la Restauration commence à chanceler sous les conspirations bonapartistes (voir l’affaire des Quatre Sergents de La Rochelle), Le Compagnon du Tour de France évoque également les tentations carbonaristes et l’organisation de Ventes, y compris dans les campagnes.

Mais surtout, Le Compagnon du Tour de France, c’est Pierre Huguenin, un ouvrier menuisier ancien Compagnon du Devoir, instruit, cultivé et compétent suite à l’apprentissage patient de son métier et qui travaille dorénavant avec son père dans un village du Loir-et-Cher (de Loire-Inférieure dans la première édition parue chez Perrotin en décembre 1840).

Or, pour satisfaire à une grosse commande de la famille de Villepreux qui possède le village et suite à des accidents d’un apprenti puis de son père, Pierre Huguenin se voit contraint de repartir sur les routes, notamment à Blois, pour rechercher d’autres ouvriers capables de continuer avec lui le chantier.

C’est dans cette ville, où par ailleurs de graves conflits opposent les différents ordres de compagnons entre eux, qu’il retrouve une ancienne connaissance, Amaury le Corinthien, comme lui menuisier, revenu à Blois parce qu’amoureux de la « Mère » chez qui ils résident, la Savinienne, une jeune femme, veuve depuis peu, avec un enfant (dans Le Meunier d’Angibault, Mme de Blanchemont sera également veuve avec un enfant).

Contraint d’observer un temps d’attente avant de pouvoir éventuellement épouser la Savinienne, Amaury le Corinthien accepte de suivre Pierre Huguenin pour travailler avec lui.

À Villepreux, le comte, qui finance les travaux, est entouré de ses petits-enfants, Raoul et Yseult, ainsi que d’une cousine par alliance, Joséphine des Frenays, séparée de son mari.

Noble libéral, le comte de Villepreux a élevé particulièrement sa petite-fille Yseult dans les idées progressistes (George Sand, à propos de son livre et d’elle-même, parle de ses « idées sincèrement progressives » au moment de l’écriture du Compagnon du Tour de France) et un rapprochement d’amitié amoureuse s’effectue entre elle et Pierre Huguenin, tandis que le Corinthien, de son côté (et dès lors délaissant la Savinienne), vit une expérience torride et charnelle avec Joséphine, marquise des Frenays.

Cependant la soi-disant ouverture d’esprit du comte n’ira pas jusqu’à ce qu’il accepte des alliances de Joséphine ou d’Yseult avec des ouvriers…

Refusé par François Buloz, le directeur de La Revue des Deux Mondes (il refusera ensuite également Horace, ce qui provoquera un procès avec George Sand), Le Compagnon du Tour de France traduit l’évolution politique de George Sand — déjà et depuis toujours féministe — ouvertement vers le socialisme, un engagement très fort sur lequel, même après les désenchantements de 1848, elle ne reviendra jamais.

Mais surtout, malgré sa prolixité étonnante et les « anathèmes de deux castes, la noblesse et la bourgeoisie, sans compter le clergé » qu’elle subissait, continuellement George Sand reste précise, honnête, bonne, admirable, passionnante.

 

Michel Sender.

 

[*] Le Compagnon du Tour de France (1840) de George Sand, Éditions Cosmopolis, Lyon (34, rue Tupin, 34), juin 1947 ; 368 pages (exemplaire relié-cartonné sans jaquette). [Après la guerre, à Lyon, les éditions Cosmopolis furent dirigées par Roger Maria.]

"Le Compagnon du Tour de France" de George Sand

Dans sa biographie, George Sand ou le scandale de la liberté (traduit de l’américain par Marie-France de Paloméra, Le Seuil, 1982), Joseph Barry (1917-1994) rappelle le grand intérêt de Walt Whitman pour George Sand et notamment pour The Journeyman Joiner; or, the Companion of the Tour of France, publié aux États-Unis en 1847 dans une traduction de Francis George Shaw.

Publié dans Littérature

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