Les intermittences du coeur

Publié le par Michel Sender

 

 

Ma seconde arrivée à Balbec fut bien différente de la première. Le directeur était venu en personne m’attendre à Pont-à-Couleuvre, répétant combien il tenait à sa clientèle titrée, ce qui me fit craindre qu’il m’anoblît jusqu’à ce que j’eusse compris que, dans l’obscurité de sa mémoire grammaticale, titrée signifiait simplement attitrée. Du reste, au fur et à mesure qu’il apprenait de nouvelles langues, il parlait plus mal les anciennes. Il m’annonça qu’il m’avait logé tout en haut de l’hôtel. « J’espère, dit-il, que vous ne verrez pas là un manque d’impolitesse, j’étais ennuyé de vous donner une chambre dont vous êtes indigne, mais je l’ai fait par rapport au bruit, parce que comme cela vous n’aurez personne au-dessus de vous pour vous fatiguer le trépan (pour tympan). Soyez tranquille, je ferai fermer les fenêtres pour qu’elles ne battent pas. Là-dessus je suis intolérable », ces mots n’exprimant pas sa pensée, laquelle était qu’on le trouverait toujours inexorable à ce sujet, mais peut-être bien celle de ses valets d’étage. Les chambres étaient d’ailleurs celles du premier séjour. Elles n’étaient pas plus bas, mais j’avais monté dans l’estime du directeur. Je pourrais faire faire du feu si cela me plaisait (car sur l’ordre des médecins, j’étais parti dès Pâques), mais il craignait qu’il n’y eût des « fixures » dans le plafond. « Surtout attendez toujours pour allumer une flambée que la précédente soit consommée (pour consumée). Car l’important c’est d’éviter de ne pas mettre le feu à la cheminée, d’autant plus que pour égayer un peu, j’ai fait placer dessus une grande postiche en vieux Chine, que cela pourrait abîmer. »

Il m’apprit avec beaucoup de tristesse la mort du bâtonnier de Cherbourg : « C’étai un vieux routinier », dit-il (probablement pour roublard) et me laissa entendre que sa fin avait été avancée par une vie de déboires, ce qui signifiait de débauches. « Déjà depuis quelque temps je remarquais qu’après le dîner il s’accroupissait dans le salon (sans doute pour s’assoupissait). Les derniers temps, il était tellement changé que, si l’on n’avait pas su que c’était lui, à le voir il était à peine reconnaissant » (pour reconnaissable sans doute).

Compensation heureuse, le premier président de Caen venait de recevoir la « cravache » de commandeur de la Légion d’honneur. « Sûr et certain qu’il a des capacités, mais paraît qu’on la lui a donnée à cause de sa grande impuissance” ». On revenait du reste sur cette décoration dans l’Écho de Paris de la veille, dont le directeur n’avait encore lu que « le premier paraphe » (pour paragraphe). La politique de M. Caillaux y était bien arrangée. « Je trouve du reste qu’ils ont raison, dit-il. Il nous met trop sous la coupole de l’Allemagne » (sous la coupe). Comme ce genre de sujet traité par un hôtelier me paraissait ennuyeux, je cessai d’écouter. Je pensais aux images qui m’avaient décidé de retourner à Balbec. Elles étaient bien différentes de celles d’autrefois, la vision que je venais chercher était aussi éclatante que la première était brumeuse ; elles ne devaient pas moins me décevoir. Les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables, que celles que l’imagination avait formées et la réalité détruites. Il n’y a pas de raison pour qu’en dehors de nous, un lieu réel possède plutôt les tableaux de la mémoire que ceux du rêve. Et puis, une réalité nouvelle nous fera peut-être oublier, détester même les désirs à cause desquels nous étions partis.

Marcel Proust.

Les Intermittences du cœur de Marcel Proust, préface de Frédéric Worms, collection « Rivages Poche/Petite Bibliothèque », éditions Payot & Rivages, Paris, avril 2009 ; 112 pages, 5 €. www.payot-rivages.fr

[Je pars quelques jours en vacances. Je vous laisse en bonne compagnie, j’espère. Bien sûr, j’emporte des livres, mais je ne vous dis pas lesquels... Bien amicalement, Michel Sender.]

 

Publié dans Littérature

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D
Bonjour, je ne connaissais pas ce texte (presque humoristique). J'ai lu A la Recherche du temps perdu à 38 ans: superbe, je l'ai lu pendant l''été 2000. Quel style. Mais ces intermettences du coeur me paraissent pas mal pour découvrir Proust. Bonne après-midi.
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M
<br /> <br /> Ce volume Rivages Poche reprend "Les intermittences du coeur", une partie de "A la recherche du temps perdu", isolée sous ce titre par Marcel Proust lui-même à la fin du Chapitre premier de<br /> "Sodome et Gomorrhe II" (pages 1323-1346 de l'édition "Quarto" de "La Recherche", édition que j'utilise depuis que, ayant acheté tous les tomes de l'ancienne Pléiade, la nouvelle édition de<br /> Jean-Yves Tadié est sortie).<br /> <br /> Le volume isolée de la Petite Bibliothèque Rivages, une collection que j'aime beaucoup, comporte une préface de Frédéric Worms à qui l'on doit, notamment, la nouvelle édition du "Rire" de Bergson<br /> dans la collection "Puf-Quadrige".<br /> <br /> Personnellement, la lecture intégrale de "La Recherche" n'étant pas facile, j'encourage toutes les initiatives permettant de découvrir Proust, par exemple la lecture isolée d'"Un amour de Swann"<br /> ou celle-ci. (Je n'ai donné que les trois premiers paragraphes seulement !)<br /> <br /> Merci de vos lectures, bien amicalement, Michel Sender.<br /> <br /> <br /> <br />
G
coucou Michel! c'est sous le soleil que je viens te souhaiter une douce et agréable journée en te déposant d'énormes bisous..gros bisous
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M
Merci de vos messages. Je reprends le blog - qui sera ouvert tout le mois d'août. J'avais oublié que le sable n'est pas copain avec les livres... Bien amicalement, Michel Sender.
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G
MRD j'ai voulue écrire Marcel et c'est ton prénom que j'ai écris zut...
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G
coucou Michel! Michel Proust est un très connu...et je dois dire qu'il écrit très bien...je vois que tu pars en vac. alors je te souhaite de passer d'excellente vac. moi je serais en vac. dans une semaine pour 2 semaines et la 2ème semaine je pars en vac avec une amie...je te souhaite une douce et agréable journée..gros bisous
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