L'histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis selon Diderot

Publié le par Michel Sender

L'histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis selon Diderot

« L’HÔTESSE

Le plus âgé des deux s’appelle le marquis des Arcis. C’était un homme de plaisir, très aimable, croyant peu à la vertu des femmes.

JACQUES

Il avait raison.

L’HÔTESSE

Monsieur Jacques, vous m’interrompez.

JACQUES

Madame l’hôtesse du Grand-Cerf, je ne vous parle pas.

L’HÔTESSE

M. le marquis en trouva pourtant une assez bizarre pour lui tenir rigueur. Elle s’appelait Mme de La Pommeraye. C’était une veuve qui avait des mœurs, de la naissance, de la fortune et de la hauteur. M. des Arcis rompit avec toutes ses connaissances, s’attacha uniquement à Mme de La Pommeraye, lui fit sa cour avec la plus grande assiduité, tâcha par tous les sacrifices imaginables de lui prouver qu’il l’aimait, lui proposa même de l’épouser ; mais cette femme avait été si malheureuse avec un premier mari qu’elle… (Madame ? — Qu’est-ce ? — La clef du coffre à l’avoine ? — Voyez au clou, et si elle n’y est pas, voyez au coffre.) qu’elle aurait mieux aimé s’exposer à toutes sortes de malheurs qu’au danger d’un second mariage.

JACQUES

Ah ! si cela avait été écrit là-haut ! » [*]

 

La diffusion sur Arte de Mademoiselle de Joncquières [**], film d’Emmanuel Mouret dans l’esprit des Contes moraux d’Éric Rohmer, m’a incité à replonger dans Jacques le Fataliste de Diderot et plus particulièrement sur le passage concernant l’épisode de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis.

Cette histoire (à commencer par, en premier, l’Exemple singulier de la vengeance d’une femme, retraduit de l’allemand, Londres, 1793) a parfois été publiée isolément mais fait partie intrinsèquement de Jacques le Fataliste et son maître paru, à titre posthume (comme d’ailleurs encore plus tard Le Neveu de Rameau), bien après la mort de Denis Diderot (1713-1784) — chez Buisson en 1796.

Le pitch (une ancienne maîtresse se venge de son amant en lui faisant épouser à son insu une prostituée) séduit depuis longtemps le public. On en connaît des adaptations cinématographiques, notamment, avant Mademoiselle de Joncquières, Les Dames du bois de Boulogne (1945) de Robert Bresson, ou même radiophoniques (pour Les Maîtres du Mystère : « Le linceul ne fait pas le mort » par Charles Maître en 1959).

Or, tout l’intérêt, dans Jacques le Fataliste, consiste dans la façon de conter.

Jacques et son maître sont arrêtés dans une auberge dont l’hôtesse, incidemment, leur raconte l’intrigue et les manœuvres de Mme de La Pommeraye envers le marquis des Arcis, en lui faisant rencontrer au Jardin du Roi Mme Duquênoi et sa fille, des courtisanes transformées en dévotes.

Bien entendu, le marquis va tomber amoureux de la jeune Melle Duquênoi, la demander en mariage et, après l’avoir épousée, apprendre de Mme de La Pommeraye elle-même « le sale métier que votre femme et votre belle-mère ont exercé depuis dix ans sous le nom de d’Aisnon ». Mais, retournement de situation, des Arcis pardonne à sa femme dont il a constaté la sincérité — et dont sa mère (on aurait dû s’en souvenir) disait : « Ce n’est pas qu’elle ne soit belle comme un ange, qu’elle n’ait de la finesse, de la grâce ; mais aucun esprit de libertinage, rien de ces talents propres à réveiller la langueur d’hommes blasés. » 

La morale de cette histoire est qu’il n’y en a pas (« cette Pommeraye, au lieu de se venger, m’aura rendu un grand service », déclare le marquis), que Mme de La Pommeraye, au départ une femme fière, déçue et bafouée, a raté sa machination : « Elle s’est vengée, elle s’est cruellement vengée, sa vengeance a éclaté et n’a corrigé personne, nous n’en avons pas été depuis moins vilainement séduites et trompées », diagnostique l’hôtesse.

On ne sait d’où notre aubergiste (dame très accorte qui ne déplaît pas à Jacques) tient les détails de cette aventure ; son bavardage est continuellement interrompu par des sollicitations externes, par des toasts intempestifs ou par les remarques et commentaires de Jacques et son maître qui, de leur côté, multiplient les digressions (le récit des amours de Jacques toujours remis à plus tard, ses expériences militaires… ou encore « la fable de la Gaîne et du Coutelet »), sans parler des contournements de l’auteur qui, de temps en temps, s’adresse à nous.

C’est tout le charme de Jacques le Fataliste, ce road-movie qui, dans la suite de Don Quichotte, de Gil Blas et de Tristram Shandy, voire de Manon Lescaut, cultive les points de vue et révolutionne l’écriture romanesque.

 

Michel Sender.

 

[*] Jacques le Fataliste et son maître de Denis Diderot (épisode de Mme de La Pommeraye, pages 636-695) dans : Diderot, Œuvres romanesques (contient La Religieuse, Les Bijoux indiscrets, Le Neveu de Rameau et Jacques le Fataliste), préface de Louis Forestier, éditions France Loisirs, Paris, août 1984 ; 856 (plus cahier illustré de 32) pages (relié-cartonné).

L'histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis selon Diderot

[**] Le scénario d’Emmanuel Mouret, d’après Diderot, de Mademoiselle de Joncquières, est disponible sur le site « La Scénariothèque des Lecteurs Anonymes » (Version du 22/08/2017, Moby Dick Films).

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article