"Mémoires de ma vie" de Chateaubriand

Publié le par Michel Sender

"Mémoires de ma vie" de Chateaubriand

« Je me suis souvent dit : « Je n’écrirai point les mémoires de ma vie ; je ne veux point imiter ces hommes qui, conduits par la vanité et le plaisir qu’on trouve naturellement à parler de soi, révèlent au monde des secrets inutiles, des faiblesses qui ne sont pas les leurs, et compromettent la paix des familles. » Après ces belles réflexions me voilà écrivant les premières lignes de mes mémoires ; pour ne pas rougir à mes propres yeux, et pour me faire illusion, voici comment je pallie mon inconséquence.

D’abord je n’entreprends ces mémoires qu’avec le dessein formel de ne disposer d’aucun nom, que du mien propre, dans tout ce qui concernera ma vie privée ; j’écris principalement pour rendre compte de moi à moi-même ; je n’ai jamais été heureux, je n’ai jamais atteint le bonheur que j’ai poursuivi avec la persévérance qui tient à l’ardeur naturelle de mon âme ; personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais ; personne n’a connu entièrement le fond de mon cœur ; la plupart des sentiments y sont restés ensevelis ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, que parvenu au sommet de la vie je descends vers la tombe, je veux avant de mourir remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur, voir enfin ce que je pourrai dire, lorsque ma plume sans contrainte s’abandonnera à tous mes souvenirs. En rentrant au sein de ma famille qui n’est plus. En rappelant des illusions passées, des amitiés évanouies, j’oublierai le monde au milieu duquel je vis, et auquel je suis si parfaitement étranger ; ce sera de plus un moyen agréable pour moi d’interrompre des études pénibles, et quand je me sentirai las de tracer les tristes vérités de l’histoire, je me reposerai en écrivant l’histoire de mes songes. » [*]

 

En ce début d’année 2022 (sans lien avec le Jour de l’An, car cela a commencé bien avant), je tourne autour de George Sand et reconsulte l’édition « Quarto » (2004) d’Histoire de ma vie, je relis des passages de Marcel Proust suite à la sortie, en novembre (2021) chez « Bouquins », de son « manuscrit refusé », Le Temps perdu, première mouture de Du côté de chez Swann et du début d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, et, allez savoir pourquoi ?, je lorgne vers Chateaubriand.

Ne faisant généralement que feuilleter — vu la longueur du récit et l’infatuation du personnage — les Mémoires d’Outre-Tombe [**], j’aime le court texte des Mémoires de ma vie (appelé aussi Manuscrit de 1826, car il fut recopié à cette date par Juliette Récamier, Charles Lenormant et sa femme Amélie), une des premières ébauches, commencée en 1809, de ses souvenirs d’enfance et de jeunesse.

La totalité en effet des Mémoires d’Outre-Tombe, dont la publication commença en 1848 quelques semaines après sa mort et fut étalée sur presque deux ans (jusqu’en 1850) en feuilleton dans La Presse d’Émile de Girardin, puis compta douze volumes dans la première édition Penaud Frères de 1849-1850, représente une somme longtemps ressassée et remaniée, très disparate dans sa rédaction et dans ses sujets, avec en outre de nombreux retours en arrière selon les dates, des remises en cause et même des affabulations.

Mémoires de ma vie, avec déjà le recul de l’âge et une pause d’inaction — un peu comme pour les Mémoires de Voltaire —,  est une réflexion rapide et enlevée sur ses premières années, depuis sa naissance à Saint-Malo en 1768 jusqu’à son départ de Combourg en 1786, l’année de ses dix-huit ans.

Le récit lui-même, étalé sur trois « livres » (trois parties), ne fait qu’une centaine de pages et, confronté à la version finale des Mémoires d’Outre-Tombe (une comparaison qu’il faut essayer d’oublier pour ne pas se laisser noyer dans les multiples annotations et s’y perdre littéralement), révèle un premier jet spontané, sincère et continuellement émouvant, par l’évocation de ses parents, de ses camarades d’études (à Dol et à Dinan) et surtout de sa sœur Lucile, dans le cadre inoubliable du château de Combourg, vaste propriété propice à la méditation et aux terreurs juvéniles…

Ainsi, Mémoires de ma vie, manuscrit condensé et splendide qui ne fut connu qu’en 1874 grâce à Amélie Lenormant, nous donne une image plus intime et moins compassée (il dit même qu’il a été « royaliste par raison, bourboniste par honneur et républicain par goût ») de Chateaubriand, écrivain et poète.

 

Michel Sender.

 

[*] Mémoires de ma vie de Chateaubriand, édition préfacée et annotée par Jacques Landrin, texte établi sur le manuscrit par Martine Bercot, Le Livre de Poche classique, Librairie Générale Française, Paris, 1993 (1/1994) ; 288 pages (en couverture : Chateaubriand par Giraudet).

"Mémoires de ma vie" de Chateaubriand

[**] Concernant les Mémoires d’Outre-Tombe, j’utilise l’édition du Livre de Poche (1973) de Pierre Clarac, revue par Gérard Gengembre en 1998 pour « La Pochothèque ». (Depuis, Le Livre de Poche a adopté l’édition de Jean-Claude Berchet.)

Publié dans Littérature

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