"Bel-Ami" de Guy de Maupassant

Publié le par Michel Sender

"Bel-Ami" de Guy de Maupassant

« Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant.

Comme il portait beau, par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d’un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent comme des coups d’épervier.

Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d’un chapeau toujours poussiéreux et vêtue d’une robe toujours de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituées de cette gargote à prix fixe.

Lorsqu’il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu’il allait faire. On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C’était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits ; et il se mit à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette. » [*]

 

Après avoir relu Pierre et Jean et Une vie (voir ce blog les 11 et 16 mars 2023), j’ai replongé avec plaisir dans Bel-Ami qui, pour moi, reste le meilleur roman de Guy de Maupassant.

En effet, après le naturalisme très marqué d’Une vie et son évidente influence flaubertienne — et même si Bel-Ami représente son Éducation sentimentale —, Maupassant, dans son deuxième roman, choisit la fluidité d’écriture et le tableau social revendiqué, alliant rapidité de Stendhal et sagacité de Zola.

Dans Georges Duroy, le personnage principal du livre, celui qu’une enfant appelle « Bel-Ami », un surnom qui lui restera, il y a également du Rastignac balzacien, un ambitieux cynique, qui « arrive » par les femmes, mi gigolo, mi séducteur.

Pourtant, au commencement, Georges Duroy ne roule pas sur l’or (il n’est qu’un employé du Chemin de fer du Nord). Il se raccroche à l’invitation d’un ancien camarade de régiment, Charles Forestier, qui travaille dans la presse et l’introduit dans le milieu.

Tout vient de Forestier (que Duroy ne cessera de ridiculiser posthumément en tant que « ce cocu de Forestier ») qui lui ouvre les portes de son domicile puis des bureaux du journal La Vie française, le lançant dans le métier, d’abord comme échotier, en lui en apprenant les combines et les usages du métier.

Bel-Ami découvrira bien vite que c’est Mme Forestier, Madeleine, qui écrit les articles de son mari (ce dont il saura se servir plus tard) et la fréquentation du couple lui fera rencontrer Mme Walter, fille de banquier, épouse du directeur de La Vie française et ainsi monter en grade, mais aussi Clotilde de Marelle, la femme d’un homme d’affaires très souvent absent qui deviendra sa maîtresse.

Car Bel-Ami aime les femmes, tout autant les femmes du monde que les prostituées (telle Rachel, employée des Folies-Bergère), en célibataire dilettante, avant d’envisager (la mort de son copain Forestier le permettra) de se marier lui-même, en premier lieu avec sa veuve Madeleine, puis, après un divorce retentissant, avec une des filles de Mme Walter.

Bel-Ami qui, à l’ouverture du livre, pouvait nous paraître gauche et naïf, au fil du roman s’avèrera un être vil, lâche et opportuniste, puis rapidement intéressé, calculateur et avide d’argent, recherchant les titres (il signera finalement Du Roy ses articles) et les honneurs (« le petit ruban rouge de la Légion d’honneur »)…

Bel-Ami, qui, en son temps, fit scandale par son appréhension sévère des mondes du journalisme et de la politique, aujourd’hui nous passionne par le portrait que Guy de Maupassant trace avec brio d’un certain type d’homme, le tableau de toute une société affairiste mais aussi une galerie de femmes, toutes très attachantes, intelligentes et sensibles.

 

Michel Sender.

 

[*] Bel-Ami (1885) de Guy de Maupassant, avant-propos de Pierre Kyria, collection « Un auteur une œuvre », éditions France Loisirs, Paris, janvier 1983 ; 320 pages (+ cahier illustré de 32 pages), relié-cartonné sous jaquette (illustration de Christian Jégou), 42 F.

"Bel-Ami" de Guy de Maupassant

Outre le premier volume de « La Bibliothèque du Figaro » dirigée par Jean d’Ormesson et l’intégrale des Romans de Maupassant par Albert-Marie Schmidt (Albin Michel, 1959), j’ai également consulté l’édition de Bel-Ami par Gilbert Sigaux (Rencontre, 1962) et celle de Philippe Bonnefis (préface de Jacques Laurent) au Livre de Poche.

"Bel-Ami" de Guy de Maupassant

J’aime beaucoup la biographie d’Armand Lanoux, Maupassant le Bel-Ami (Fayard, 1967 ; Grasset, 1979 ; Le Livre de Poche, septembre 1983 ; « Cahiers rouges »-Grasset, 1995). En couverture du Livre de Poche : Maupassant par Feyen-Perrin (1876).

Publié dans Littérature

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