"Un mirage finlandais" de Kjell Westö

Publié le par Michel Sender

"Un mirage finlandais" de Kjell Westö

« (Mercredi 16 novembre)

Ne voyant pas Mme Wiik se présenter au travail ce matin-là, il fut d’abord irrité.

Sans doute restait-il en lui un soupçon d’irritation après le périple raté à Kopparbäck, la veille au soir.

Pour ne pas blesser Jary, il avait préféré taire ses pensées. Résultat, il avait passé sa nuit à les ressasser sans pouvoir fermer l’œil et, en dernier ressort, avait pris le chemin du cabinet presque deux heures avant l’horaire habituel.

Il était éreinté, c’était aussi simple que ça. Non seulement la réunion du club prévue ce soir-là lui faisait l’effet d’une corvée, mais les dossiers et les affaires s’amoncelaient : trois nouveaux clients en l’espace de deux semaines, un procès compliqué au tribunal de première instance, des factures impayées, des formalités à régler consécutives au départ de Roro, des courriers à dicter et à taper et à envoyer. Sans Mme Wiik, il était dans la panade. » [*]

 

Dans Un mirage finlandais (« Mirage 38 » d’après le titre original), Kjell Westö, écrivain contemporain finlandais de langue suédoise, trace comme un portrait de la Finlande en 1938, un pays écartelé entre la prégnance idéologique du nazisme installé en Allemagne et l’influence communiste du voisin soviétique russe.

Pour cela, l’auteur remonte également vingt ans auparavant, durant la courte mais intense guerre civile finlandaise de janvier à mai 1918 suivie d’une terrible répression des « Blancs » contre les « Rouges », pour mieux expliciter les destinées de ses différents personnages.

Autour d’un avocat, Claes Thune, rentré à Helsinski après des missions diplomatiques à Stockholm et à Moscou, s’est formé un « Club du mercredi » réunissant des amis de sa génération : un psychiatre, Robert Lindemark ; un journaliste, Guido Röman ; un poète et acteur, Joaquim Jary ; à qui se sont joints le businessman Leopold Grönroos et le docteur Lorens Arelius.

Claes Thune, qui vient donc de réinstaller un cabinet juridique à Helsinski avec son neveu, traverse par ailleurs une forte crise intérieure, sa femme Gabi l’ayant quitté pour son meilleur ami, Robert Lindemark, qui s’occupe aussi, dans sa clinique psychiatrique, de Joachim Jary, artiste juif très sensible, victime d’une « énième dépression » et toujours préoccupé de l’antisémitisme montant dans le pays (en 1938, à Helsinski, lors d’une compétition préparatoire aux Jeux olympiques de 1940, un athlète juif qui avait gagné la course du 100 mètres fut rétrogradé à la quatrième place pour complaire aux autorités allemandes).

Dans son bureau d’avocat, Claes Thune a embauché une secrétaire-dactylographe très compétente, Matilda Wiik, qui lui devient très vite indispensable et dont il se rapproche, mais dont on devine petit à petit qu’elle cache un lourd secret, ayant connu la prison en 1918.

Mme Wiik, dont le mari est parti quelques années auparavant, vit seule et se passionne pour le cinéma, tout en ayant conservé des contacts familiaux, notamment avec son frère, un musicien fantasque et violent.

De son côté, Claes Thune, un homme plutôt faible physiquement et tourmenté individuellement, reste un analyste politique sans illusions, tout autant conscient de l’impasse démocratique de l’Union soviétique (les procès de Moscou viennent d’avoir lieu) que du danger de l’Allemagne nazie, dont en revanche les idées gangrènent les autres participants (à part Jary) de son Club du mercredi et une partie des classes dirigeantes du pays…

Ainsi, sur fond d’un contexte historique marquant, Kjell Westö a composé, avec Un mirage finlandais, un ensemble romanesque mêlant événements réels et intrigues personnelles dans une grande virtuosité d’écriture.

 

Michel Sender.

 

[*] Un mirage finlandais (Hägring 38, 2013) de Kjell Westö, traduit du suédois (Finlande) par Jean-Baptiste Coursaud [Autrement, 2016], éditions J’ai lu, Paris, décembre 2017 [janvier 2018] ; 480 pages, 8 €.

Publié dans Littérature

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