"Rendez-vous à Kiev" de Philippe Videlier

« À une certaine époque, celle que les livres d’histoire appellent la Belle Époque, Trotsky fut employé par la Kievskaya Mysl, important quotidien démocrate de la ville de Kiev, en Ukraine. Trotsky possédait en effet une brillante plume. Il la conserva toute sa vie. Trotsky aurait pu être écrivain de métier et, de fait, il l’était quoiqu’il n’en fût pas récompensé et n’obtînt aucun prix littéraire (sans compter qu’il dut discuter âprement ses droits d’auteur). » [*]

Après Le Jardin de Bakounine et autres nouvelles de l’Histoire (2001), son premier recueil, Nuit turque (2005), récit unique sur le génocide des Arméniens, et Dernières Nouvelles des bolcheviks (Gallimard, 2017), pour le centenaire de la Révolution d’Octobre, Philippe Videlier revient à la nouvelle historique.

Entre-temps, Philippe Videlier a également publié plusieurs romans, tous très importants : Dîner de gala — L’étonnante aventure des Brigands Justiciers de l’Empire du Milieu (2012), époustouflante odyssée de la révolution chinoise ; Quatre Saisons à l’Hôtel de l’Univers (2017), sur les soubresauts du monde arabe ; et Rome en noir (2020), sur l’Italie fasciste des années trente et quarante (voir ce blog le 16 janvier 2020).

Romans, nouvelles ou récits, toujours Philippe Videlier se documente en historien pointilleux et nous raconte ce qu’il a compris en écrivain complet, jamais sentencieux ou dogmatique, d’un ton inimitable, ironique et distancié à la manière de Bertolt Brecht (celui des Kalendergeschichten, par exemple).

Avec son tout récent ouvrage, Rendez-vous à Kiev, il nous apporte deux textes historiques sur l’Ukraine : l’un, qui donne son titre au livre, long récit sur Kiev ; l’autre, une courte nouvelle autour de L’Escalier d’Odessa.

Dans Rendez-vous à Kiev, Philippe Videlier prend le prétexte de Léon Trotsky, né en Ukraine et un temps journaliste à La Pensée de Kiev sous le pseudonyme d’Antid Oto (Antidote en italien), pour évoquer la ville et le pays confrontés à la révolution russe, avec une population — malgré les bonnes intentions de Lénine envers l’autonomie des peuples — réticente au bolchevisme.

En effet, dès le renversement du tsarisme, l’Ukraine revendiqua son indépendance et s’organisa en une République populaire autour d’une Rada centrale (un parlement autonome), le tout malheureusement très vite écartelé dans une guerre civile opposant pro-allemands, armées blanches, indépendantistes et bolcheviks, jusqu’à la fuite de Simon Petlioura.

Cela nous vaut de croiser de multiples personnalités marquantes de cette période, outre Trotsky et Lénine : Christian Rakovsky, activiste roumain d’origine bulgare ; Alexandra Kollontaï, militante féministe et future grande diplomate ; le couple Evguenia Bosch et Gueorgui Piatakov, authentiques bolcheviks d’Ukraine (on les appelait les Kievski) ; Vladimir Antonov-Ovseenko, responsable militaire de l’armée rouge ; et l’éternel rebelle Nestor Makhno…

La plupart des bolcheviks de cette époque (à part Alexandra Kollontaï) échouèrent et disparurent au fur et à mesure des années dans le maelstrom stalinien. Nestor Makhno, l’anarchiste, exilé, mourut en France.

Le second texte, plus court, L’Escalier d’Odessa, s’appuie sur la scène célèbre du film Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein (voir ce blog les 5 et 11 juin 2022), puis évoque l’histoire de cette ville cosmopolite et les circonstances de la construction de son escalier monumental, symbole de la cité, narguant encore aujourd’hui les prétentions de Vladimir Poutine…

Ainsi, avec Rendez-vous à Kiev et L’Escalier d’Odessa, Philippe Videlier, comme toujours sous sa plume, ravive l’Histoire et, bien sûr, nous raccroche au temps présent. Sa grande force consiste à nous rappeler des faits anciens et à provoquer notre réflexion sur l’actualité.

Michel Sender.

[*] Rendez-vous à Kiev suivi de L’Escalier d’Odessa de Philippe Videlier, éditions Gallimard, Paris, mai 2023 ; 176 pages, 18 €.

Tous les livres de Philippe Videlier cités sont édités chez Gallimard, y compris Plaidoyer pour les chiens, bâtards, fils de chiennes (voir ce blog le 29 avril 2021), en collection « Tracts ».