"Ruy Blas" de Victor Hugo

Publié le par Michel Sender

"Ruy Blas" de Victor Hugo

« Le salon de Danaé dans le palais du roi, à Madrid. Ameublement magnifique dans le goût demi-flamand du temps de Philippe IV. À gauche, une grande fenêtre à châssis dorés et à petits carreaux. Des deux côtés, sur un pan coupé, une porte basse donnant dans quelque appartement intérieur. Au fond, une grande cloison vitrée à châssis dorés s’ouvrant par une large porte également vitrée sur une longue galerie. Cette galerie, qui traverse tout le théâtre, est masquée par d’immenses rideaux qui tombent du haut en bas de la cloison vitrée. Une table, un fauteuil, et ce qu’il faut pour écrire.

Don Salluste entre par la petite porte de gauche, suivi de Ruy Blas et de Gudiel, qui porte une cassette et divers paquets qu’on dirait disposés pour un voyage. Don Salluste est vêtu de velours noir, costume de cour du temps de Charles II. La toison d’or au cou. Par-dessus l’habillement noir, un riche manteau de velours vert clair, brodé d’or et doublé de satin noir. Épée à grande coquille. Chapeau à plumes blanches. Gudiel est en noir, épée au côté. Ruy Blas est en livrée. Haut-de-chausses et justaucorps bruns. Surtout galonné, rouge et or. Tête nue. Sans épée.

 

SCÈNE PREMIÈRE.

DON SALLUSTE DE BAZAN, GUDIEL ;

par instants RUY BLAS.

 

DON SALLUSTE.

 

Ruy Blas, fermez la porte, — ouvrez cette fenêtre.

Ruy Blas obéit, puis, sur un signe de don Salluste, il sort par la porte du fond. Don Salluste va à la fenêtre.

Ils dorment encore tous ici, — le jour va naître.

Il se tourne brusquement vers Gudiel.

Ah ! c’est un coup de foudre !… — oui, mon règne est passé,

Gudiel ! — renvoyé, disgracié, chassé ! —

Ah ! tout perdre en un jour ! — L’aventure est secrète

Encor. N’en parle pas. — Oui, pour une amourette,

— Chose, à mon âge, sotte et folle, j’en convien ! —

Avec une suivante, une fille de rien !

Séduite, beau malheur ! parce que la donzelle

Est à la reine, et vient de Neubourg avec elle,

Que cette créature a pleuré contre moi,

Et traîné son enfant dans les chambres du roi ;

Ordre de l’épouser. Je refuse. On m’exile.

On m’exile ! Et vingt ans d’un labeur difficile,

Vingt ans d’ambition, de travaux nuit et jour ;

Le président haï des alcades de cour,

Dont nul ne prononçait le nom sans épouvante ;

Le chef de la maison de Bazan, qui s’en vante ;

Mon crédit, mon pouvoir, tout ce que je rêvais,

Tout ce que je faisais et tout ce que j’avais,

Charge, emplois, honneurs, tout en un instant s’écroule

Au milieu des éclats de rire de la foule !

 

GUDIEL.

 

Nul ne le sait encor, monseigneur. » [*]

 

Ayant récupéré une édition scolaire de Ruy Blas [**], j’ai eu envie de relire cette pièce de Victor Hugo, dont je n’avais jusqu’à présent que les deux petits volumes des éditions Rouff.

Ayant toujours besoin de lire une pièce de théâtre avant sa représentation ou tout de suite après l’avoir vue, je me souviens de les avoir achetés à Vaison-la-Romaine en juillet 1983 où cette année-là le festival avait programmé Ruy Blas, Jean-Pierre Bouvier, le metteur en scène, interprétant le rôle-titre, et Béatrice Agenin celui de doña Maria de Neubourg, reine d’Espagne.

En 1838, c’est Juliette Drouet qui aurait dû interpréter la reine si, sur intervention d’Adèle Hugo, le rôle ne lui avait été retiré. Par ailleurs, Victor Hugo reprochait toujours à sa femme sa liaison avec Sainte-Beuve.

Lors de la création de la pièce le 8 novembre 1838 à Paris pour l’ouverture du théâtre de la Renaissance (salle Ventadour), Frédérick Lemaître jouait Ruy Blas.

Or, aujourd’hui encore, il reste incontestable que Ruy Blas, à l’époque accueillie plutôt fraîchement par la critique, demeure la pièce la plus accessible et la plus populaire de Victor Hugo.

En effet, sur fond historique de l’Espagne de la fin du dix-septième siècle, Victor Hugo a inventé une intrigue amoureuse aux péripéties improbables mais toujours flamboyante et, bien sûr, romantique à souhait.

Quoi de plus craquant que le personnage de Ruy Blas, au départ simple valet (« ver de terre amoureux d’une étoile »), et qui devient malgré lui — par une ruse inventée par don Salluste, son maître en disgrâce — Premier ministre du roi : « Je suis plus que le roi puisque la reine m’aime ! », précise-t-il.

Pour cela, don Salluste a forcé Ruy Blas à prendre l’identité de don César de Bazan (un noble déclassé qu’il a fait disparaître) et espère ainsi se venger de la reine, une femme très seule que le roi délaisse : « Que c’est faible, une reine, et que c’est peu de chose ! », relève-t-elle.

Une telle situation, de telles équivoques, ne peuvent conduire qu’au drame. Mais Hugo, au cynisme de don Salluste ajoute la fierté intrinsèque (« Je vis avec les loups, non avec les serpents »), malgré ses déboires financiers, de don César de Bazan

(« Oui, je le sais, la faim est une porte basse.

Et, par nécessité lorsqu’il faut qu’il y passe,

Le plus grand est celui qui se courbe le plus.

Mais le sort a toujours son flux et son reflux »,

rétorque-t-il par exemple à don Salluste),

et le bon sens de Ruy Blas, d’une honnêteté foncière et qui, au troisième acte, tance vertement, dans une tirade célèbre, les courtisans présents :

« Bon appétit, messieurs ! — O ministres intègres !

Conseillers vertueux ! voilà votre façon

De servir, serviteurs qui pillez la maison ! […] »

Victor Hugo nous donne aussi des scènes comiques ou désopilantes : la lettre du roi à la reine au deuxième acte (« Madame, il fait grand vent et j’ai tué six loups », lui écrit-il) ;  ou, au quatrième acte, le quiproquo entre don César et un laquais qui lui dit « Cet argent (…) Vient de qui vous savez pour ce que vous savez » — réplique mystérieuse pleine de rebondissements…

Dans Ruy Blas, son personnage principal fait continuellement preuve d’une sincérité confondante et Victor Hugo enchaîne les vers avec une virtuosité virevoltante et une souplesse d’exécution fascinante.

 

Michel Sender.

 

[*] Ruy Blas (1838) de Victor Hugo, drame, « L’œuvre de Victor Hugo », Jules Rouff et Cie, Éditeurs, Cloître Saint-Honoré, Paris, [1899] ; deux volumes in-32, 108 et 128 pages (25 centimes le volume). Reprend le texte de l’édition définitive [Hetzel-Quantin] de 1880 [Drame, volume IV : La Esmeralda — Ruy Blas — Les Burgraves].

"Ruy Blas" de Victor Hugo

[**] Édition des « Classiques Hachette » réalisée par Georges Zaragoza en 1996 (Hachette Éducation, impression de novembre 2010 ; 272 pages, 2,90 € ; illustration de couverture : Alain Boyer). Excellente édition, mais qui ne contient ni la préface du 25 novembre 1838, ni la note de Victor Hugo.

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article