"La Débâcle" d’Émile Zola
« À deux kilomètres de Mulhouse, vers le Rhin, au milieu de la plaine fertile, le camp était dressé. Sous le jour finissant de cette soirée d’août, au ciel trouble, traversé de lourds nuages, les tentes-abris s’alignaient, les faisceaux luisaient, s’espaçaient régulièrement sur le front de bandière ; tandis que, fusils chargés, les sentinelles les gardaient, immobiles, les yeux perdus, là-bas, dans les brumes violâtres du lointain horizon, qui montaient du grand fleuve.
On était arrivé de Belfort vers cinq heures. Il en était huit, et les hommes venaient seulement de toucher les vivres. Mais le bois devait s’être égaré, la distribution n’avait pu avoir lieu. Impossible d’allumer du feu et de faire la soupe. Il avait fallu se contenter de mâcher à froid le biscuit, qu’on arrosait de grands coups d’eau-de-vie, ce qui achevait de casser les jambes, déjà molles de fatigue. Deux soldats pourtant, en arrière des faisceaux, près de la cantine, s’entêtaient à vouloir enflammer un tas de bois vert, de jeunes troncs d’arbre qu’ils avaient coupés avec leurs sabres-baïonnettes, et qui refusaient obstinément de brûler. Une grosse fumée[,] noire et lente, montait dans l’air du soir, d’une infinie tristesse. » [*]
Dans la liste des ouvrages d’Émile Zola publiés dans la « Bibliothèque Charpentier », au début du vingtième siècle, La Débâcle (suivi de Nana et de L’Assommoir) figurait en tête absolue des tirages des Rougon-Macquart.
Aujourd’hui, cent ans plus tard, La Débâcle, le dix-neuvième et avant-dernier roman de la série, est largement méconnu ou ignoré — à moins que l’actualité de la guerre en Ukraine et toutes les menaces qui pèsent de nouveau sur l’Europe ne donnent envie de le lire de nouveau.
Car, très particulier dans Les Rougon-Macquart (seul le personnage de Jean Macquart rattache le livre à l’ensemble), La Débâcle se présente avant tout comme une chronique historique sur la guerre franco-allemande de 1870 (puis, très brièvement, de la Commune) vue des troupes sur le terrain, des soldats à la base.
Ayant voyagé (avec son épouse) durant l’année 1891 sur les anciens champs de bataille et dans les environs de Sedan, c’est sur les combats autour de cette ville que se concentre Émile Zola à travers les marches et contremarches d’un petit groupe de militaires réunis autour de leur caporal Jean Macquart en août-septembre 1870.
Durant ces affrontements très intenses, après une longue période d’attente et d’incertitude, une amitié très forte se noue entre Jean Macquart et Maurice Levasseur, l’un paysan, l’autre plutôt intellectuel, originaire de la région. Ils échapperont à la mort, puis seront faits prisonniers avant de s’évader ensemble puis (Jean ayant été blessé dans leur fuite) de se cacher chez Henriette, la sœur de Maurice…
Dans le même temps, plusieurs personnages secondaires nous permettent, en dehors des batailles proprement dites, d’assister à la maladie et aux atermoiements de l’Empereur Napoléon III et de ses généraux, jusqu’à la décision finale de capituler (plus tard seront évoqués Bazaine et la chute de Metz).
À l’instar du Léon Tolstoï des Récits de Sébastopol (voir ce blog le 25 novembre 2022) ou de Guerre et Paix, dans La Débâcle Émile Zola ne cache rien des horreurs de la guerre, de sa cruauté, de son inhumanité, des massacres inutiles.
Dans les derniers chapitres cependant, tout en en décrivant le charnier, il passe à côté de la Commune de Paris dont Maurice apparaît comme un partisan fou et acharné, tandis que Jean, enrôlé chez les Versaillais, en tire une morale désolante et insupportable :
« C’était la partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, celle qui était restée le plus près de la terre, qui supprimait la partie folle, exaspérée, gâtée par l’Empire, détraquée de rêveries et de jouissances ; et il lui avait ainsi fallu couper dans sa chair même, avec un arrachement de tout l’être, sans savoir trop ce qu’elle faisait. Mais le bain de sang était nécessaire, et de sang français, l’abominable holocauste, le sacrifice vivant, au milieu du feu purificateur. Désormais, le calvaire était monté jusqu’à la plus terrifiante des agonies, la nation crucifiée expiait ses fautes et allait renaître. »
Pourtant, commencé justement peu avant la chute du Second Empire (la publication de La Fortune des Rougon fut repoussée à cause de la guerre de 1870, voir ce blog le 18 juillet 2021), le cycle des Rougon-Macquart (il ne restera plus que, paru l’année suivante, Le Docteur Pascal) est sur le point de s’achever.
Et, paradoxalement, en dehors des scandales de L’Assommoir et de Nana, La Débâcle (publié longuement, du 21 février au 21 juillet 1892, en feuilletons dans La Vie populaire puis en volume dès juin 1892), parfait roman de l’esprit patriotard et troisième république, de son vivant, sera le plus grand succès d’Émile Zola : il faut dire que, techniquement, il est remarquablement composé, à l’américaine, avec des alternances de points de vue qui en relancent continuellement l’intérêt.
Michel Sender.
[*] La Débâcle (1892) d’Émile Zola, préface de Dominique Foucher [1980], éditions France Loisirs, Paris, mai 2002 ; 766 (+ VIII) pages (volume cartonné sous jaquette). [Sur BnF Gallica, j’ai consulté les éditions « Bibliothèque Charpentier » de 1892 puis celle, ne varietur, des Œuvres complètes illustrées en 1906.]