"Le Temps de l'innocence" d'Edith Wharton

Publié le par Michel Sender

"Le Temps de l'innocence" d'Edith Wharton

« Un soir de janvier 187…, Christine Nilsson chantait la Marguerite de Faust à l’Académie de Musique de New York.

Il était déjà question de construire — bien au loin dans la ville, plus haut même que la Quarantième Rue —, un nouvel Opéra, rival en richesses et en splendeur de ceux des grandes capitales européennes. Cependant, le monde élégant se plaisait encore à se rassembler, chaque hiver, dans les loges rouges et or quelque peu défraichies de l’accueillante et vieille Académie. Les sentimentaux y restaient attachés à cause des souvenirs du passé, les musiciens à cause de son excellente acoustique — une réussite toujours hasardeuse —, et les traditionalistes y tenaient parce que, petite et incommode, elle éloignait, de ce fait même, les nouveaux riches dont New York commençait à sentir à la fois l’attraction et le danger.

La rentrée de Mme Nilsson avait réuni ce que la presse quotidienne désignait déjà comme un brillant auditoire. Par les rues glissantes de verglas, les uns gagnaient l’Opéra dans leur coupé, les autres dans le spacieux landau familial, d’autres enfin dans des coupés « Brown », plus modestes, mais plus commodes. Venir à l’Opéra dans un coupé « Brown » était presque aussi honorable que d’y arriver dans sa voiture privée ; et au départ on y gagnait de pouvoir grimper dans le premier « Brown » de la file — avec une plaisante allusion à ses principes démocratiques —, sans attendre de voir luire sous le portique le nez rougi de froid de son cocher. Ç’avait été le coup de génie de Brown, le fameux loueur de voitures, d’avoir compris que les Américains sont encore plus pressés de quitter leurs divertissements que de s’y rendre. » [*]

 

D’avoir revu sur Netflix le film de Martin Scorsese (qui finalement s’avère très proche du livre) m’a donné envie de lire vraiment Le Temps de l’innocence d’Edith Wharton.

Jusqu’à présent me rebutait le côté compassé, mondain et lent de l’histoire dont le fait de revoir le film a complètement débloqué ma lecture et m’a enfin permis de pleinement plonger dans le roman, en réalité plutôt linéaire.

Les images du film encore présentes, j’ai pu immédiatement mettre des représentations sur les personnages et ainsi mieux comprendre leurs réactions et le déroulement de l’intrigue, en soi relativement banale.

Dans le New York de la seconde moitié du XIXe siècle (les années 1870), un homme de la haute société, Newland Archer, travaillant dans un cabinet d’avocats, doit se fiancer avec May Welland, une jeune femme d’une famille alliée.

Il décide d’avancer l’annonce de leurs fiançailles en raison d’un événement imprévu, le retour en Amérique d’une cousine de sa future femme, la comtesse Ellen Olenska, mariée à l’étranger et récemment séparée de son mari dans des circonstances scabreuses : « Elle a décampé avec le secrétaire de son mari », bruisse la rumeur.

Mais, pour les convenances de la société new-yorkaise de cette époque, il convient de faire corps, de défendre Mme Olenska contre les affronts et pour qu’elle soit de nouveau acceptée dans le monde.

Newland Archer participe à toutes les tractations et même, en tant qu’avocat, dissuade Ellen Olenska de divorcer officiellement.

Cependant, dans le même temps, alors que son propre mariage s’annonce et qu’il souhaite en avancer la date, Newland Archer s’aperçoit qu’il tombe amoureux d’Ellen Olenska, qui le séduit par sa combattivité, son acuité intellectuelle et son charme.

D’avoir empêché son divorce le détourne alors d’aller plus loin et le condamne en quelque sorte à bien épouser May Welland, comme fixé depuis longtemps.

Le reste du livre consiste, pour Newland Archer, un être faible et engoncé dans les traditions, à regretter son manque de courage, tandis qu’Ellen Olenska, observée de toutes parts et ayant de la peine à assurer son indépendance financière, sera finalement contrainte, par une puissante et secrète alliance de famille, de retourner en Europe près de son mari…

Dans Le Temps de l’innocence, une analyse au scalpel des frustrations engendrées par des mœurs étriquées et conformistes, Edith Wharton ajoute toute sa sensibilité et ses connaissances de l’Amérique conventionnelle.

 

Michel Sender.

 

[*] Le Temps de l’innocence (The Age of Innocence, 1920) d’Edith Wharton, roman traduit de l’anglais [Au temps de l’innocence, traduction de Madeleine Saint-René Taillandier et de sa fille Camille Mayran, avec le concours d’Edith Wharton, Revue des Deux Mondes, novembre 1920-février 1921 ; Plon-Nourrit, 1921], préface de Diane de Margerie, éditions Flammarion, Paris, 1985 ; 288 pages, 89 F (réimpression de septembre 1993, avec une illustration du film de Martin Scorsese en couverture).

"Le Temps de l'innocence" d'Edith Wharton

La traduction « historique » d’Au temps de l’innocence (un peu comme celle de Sous la neige, première traduction d’Ethan Frome : voir ce blog le 10 avril 2020) s’éloigne souvent de l’original, mais elle avait l’aval de l’auteure elle-même. Une nouvelle traduction, titrée L’Âge de l’innocence et due à Sarah Fosse, est parue en 2019 aux éditions Les Belles Lettres : je n’en ai lu qu’un extrait sur Internet mais elle se rapproche plus du texte original anglais (The Age of Innocence, consultable sur Internet Archive).

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article