Le Saint-Pétersbourg de Boris Pilniak

Publié le par Michel Sender




« Les siècles s’empilent lentement comme des jeux de cartes. Dans chaque paquet de cent – afin que les générations puissent battre leurs cartes – viennent s’incruster des cartes chinoises. – ‟Pas un seul marchand d’idoles ne vénère les dieux, il sait de quoi ils sont faits.” – Comment les siècles pourraient-ils vénérer – des siècles ? Ils savent de quel métal ils sont fondus : ce n’est pas pour rien qu’on classe les styles des années par couleur. »

Vient de paraître aux éditions Anatolia un texte étrange et peu connu de Boris Pilniak (1894-1937), l’auteur notamment du Conte de la lune non éteinte retraduit récemment par Sophie Benech chez Interférences [*], Récit de Saint-Pétersbourg [1], écrit en 1921 à Kolomna en Russie et publié en 1922 à Berlin en Allemagne.

Ce Récit de Saint-Pétersbourg (également sous-titré La Ville sainte), mélange de prose poétique avec de nombreuses rimes internes, évoque tout autant Saint-Pétersbourg (« ‟Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église.” Pierre est la pierre, et la ville surnuméraire de Sankt-Piter-Bourg est la Sainte Ville de Pierre. Oui – mais une définition doit tenir en un seul mot : or trois mots définissent Sankt-Pieter-Burkh – Ville, Sainte, Pierre : pas de définition unique – et de ce fait Sankt-Piter-Bourg est une fiction », écrit-il) que la Chine ou la Mongolie – ou Ivan Ivanovitch Ivanov et l’ingénieur Lioudogovski (la phrase « Un ingénieur n’a pas le droit de courber l’échine » revient en leitmotiv)...

« L’ingénieur s’approcha : un ingénieur n’a pas le droit de courber l’échine. – ‟J’affirme que dans la Russie d’en bas il y a un sentiment national profondément sain, un mouvement inévitable qui n’a rien à voir avec le syndicalisme européen. En Russie, il y a une révolte anarchique contre toute forme de gouvernement. J’affirme que la Russie a attrapé – et surmonte – la pétriade, une pétersbourgite aiguë, une fièvre de l’idée, de la théorie, un catholicisme mathématique. J’affirme le bolchevisme, la jacquerie, et je rejette le communisme. [...]” » Il y a chez Pilniak, « compagnon de route » de la Révolution, de ces fulgurances, de ces sorties-là !

Et il cite Confucius (« Confucius a dit encore : ‟Pas un seul marchand d’idoles ne vénère les dieux, il sait de quoi ils sont faits” »), s’emporte dans une litanie infinie, en boucle : « Les siècles s’empilent lentement comme des jeux de cartes. Dans chaque paquet de cent les mêmes années sortent une fois, deux fois – afin que les générations puissent les battre comme des cartes chinoises. – Pas un seul marchand d’idoles ne vénère les dieux, il sait de quoi ils sont faits. – Comment les années pourraient-elles vénérer – des années ? – Elles savent de quel métal elles sont fondues, ce n’est pas pour rien qu’on classe les styles des années par couleur. »

Ce récit stupéfiant, en trois parties, est complété par un dessin et un témoignage sur Boris Pilniak (« le plus honnête des hommes ») dus à Iouri Annenkov (1889-1974), peintre et mémorialiste russe qui vécut ensuite à Paris. Son Journal de mes rencontres (publié en deux tomes à New York en 1966), dont sont sans doute extraites les pages proposées en introduction, est annoncé chez Anatolia.

« Allemand d’origine (son véritable nom de famille est Vogau), Pilniak était le plus russe des écrivains, nous dit Iouri Annenkov. Il ne s’intéressait ni aux problèmes sociaux ni aux questions politiques ; mais dans la rue, les cafés, la campagne, il s’approchait le plus possible de la vie concrète, la révolution, la famine et tirait de tout ce qu’il voyait la substantifique moelle. »

Était-ce une raison pour qu’il disparaisse à jamais dans la nuit des prisons staliniennes ?


Michel Sender.


[1] Récit de Saint-Pétersbourg (Povest peterbourgskaïa, Gelikon, Berlin, 1922) de Boris Pilniak, introduction de Iouri Annenkov, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, éditions Anatolia (groupe Libella), Lausanne-Paris, avril 2009 ; 80 pages, 10 €. www.anatoliaeditions.eu

 




 

[*] Conte de la lune non éteinte (Povest nepogachennoï louny, 1926) de Boris Pilniak, traduit par Sophie Benech, éditions Interférences, Paris, octobre 2008 ; 96 pages, 13 €. www.editions-interferences.com (Voir mon blog, Le Messager des livres, du 6 janvier 2009.)


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G
Coucou Michel! je lis toujours avec beaucoup de passions tes articles, il y a un livre que j'aime beaucoup et qui raconte une histoire vrai ce livre s'intitule "le journal d'Anne Franck" l'histoire d'une jeune juif qui raconte son histoire...je te souhaite une douce et agréable journée...gros bisous
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