"Enfance" de Léon Tolstoï

Publié le par Michel Sender



« I – Le gouverneur Karl Ivanovitch

Le 12 août 18.., juste trois jours après le dixième anniversaire de ma naissance, celui où je reçus de si beaux cadeaux, le gouverneur Karl Ivanovitch me réveilla d’un grand coup de chasse-mouches, et si gauchement qu’il faillit faire tomber la petite icône suspendue à la tête de mon lit. La mouche, tuée, certes, me tomba sur la face. »

Enfance de Tolstoï (1828-1910), même si Léon Nikolaïevitch lui-même le reniait vers la fin de sa vie (il se disait trop influencé à l’époque par Dickens et Rodolphe Töpffer), est un merveilleux roman (le premier de l’auteur, paru en 1852), une suite de saynètes reconstituant ses souvenirs, aménagés avec humour et tendresse, un livre qui a marqué des générations de lecteurs. On le publie souvent avec Adolescence et Jeunesse, dont il constitue le premier volet, mais parfois aussi isolément.

C’est ce que viennent de faire, dans leur collection « Carrés classiques » [*], les éditions Nathan – mais avec une particularité que je trouve personnellement révoltante et rédhibitoire, même si le texte en est depuis longtemps dans le domaine public : sans aucune mention de traducteur !

Il n’est pourtant pas difficile, dès le titre du premier chapitre, de deviner que le mot gouverneur – utilisé à la place de précepteur pour l’outchitiel russe – sent sa traduction du xixème siècle, puisqu’il s’agit en fait de celle (non dépourvue de qualités d’ailleurs) d’Ély Halpérine-Kaminsky (1858-1936) parue en 1887 à la Librairie académique Didier, Perrin & Cie, à Paris.

Il suffit aussi d’acheter Enfance de Léon Tolstoï dans le volume de la collection « Librio » de J’ai lu-Flammarion, avec la signature (comme sur l’original, numérisé par Google) d’E. Halpérine, pour le vérifier et lire les notes d’origine car, dans l’édition Nathan, l’annotatrice a mélangé les siennes !

Cette absence de mention du traducteur reste d’autant plus troublante que, suite à une initiative de sa fille, le nom d’Halpérine-Kaminsky est aujourd’hui celui d’un des prix les plus prestigieux pour récompenser les meilleures traductions d’œuvres étrangères dans notre langue !

Car Ély Halpérine-Kaminsky fut un grand traducteur (avec les particularités de l’époque) du russe et du polonais. Et, en 1887, publiant Enfance – Adolescence – Jeunesse de Tolstoï sous le titre général (fautif, puisqu’il s’agit, même autobiographiques, de romans) de Mes Mémoires, il réagissait en fait à l’édition (expurgée pour la jeunesse et dans une traduction bien plus empesée de Michel Delines) diffusée depuis l’année précédente dans la Bibliothèque Hetzel (disponible de nos jours sur Gallica).

Les « Carrés classiques » Nathan (au demeurant, par leur présentation, très agréables à lire) s’étaient déjà fait remarquer en publiant Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig (et, en cela, ils suivaient malheureusement les éditions Stock) sans mentionner la traductrice Jacqueline des Gouttes.

Il faut dire aussi que, depuis, les Classiques Larousse ont réédité également par exemple Cacao de Jorge Amado sans citer non plus Jean Orecchioni, son traducteur ! (Une tare des éditions scolaires ?)

Michel Sender.

[*] Enfance (Detstvo, 1852) de Léon Tolstoï, édition présentée par Marie-Françoise Berrendonner-Morin, collection « Carrés classiques », éditions Nathan, Paris, août 2009 ; 204 pages, 4,40 €.

Dans la collection « Librio », n° 628, E.J.L., Paris, février 2004 ; 128 pages, 2 €.


Publié dans Littérature

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